FILS DU HASARD

   La matière qui fuse des étoiles mitraille ma chair. Des liqueurs primordiales suintent de mes blessures imperceptibles.

   Inutile de me décrire, je vous ressemble : enfant du hasard ou de Dieu. À chacun ses croyances.

   Comme vous, je me suis accoutumé à la vie, à ses merveilles, à ses souffrances. Heureusement, j’ai la faculté d’oublier mes peines. Chaque jour, méthodiquement, je tranche mes entraves, rengaine mes doutes et m’efforce de croire que l’humain est meilleur qu’il ne paraît. Notre horde aurait-elle survécu tout ce temps s’il en était autrement ?  

   Ma mémoire imparfaite réécrit l’histoire de ma vie, ajuste les contraires. J’organise mon chaos. Quoi de plus banal. La plupart des gens font de même. Le monde serait pire qu’il est si chacun d’entre nous y déversait les scories de sa pensée, son flot d’ordures interne, ses images noires. L’être raisonnable réprime le délire qui l’agite en nouant sa cravate ou en se limant les ongles.

   Rassuré par des symboles familiers et codifiés, guirlande clignotante décorant les rues de la conscience collective, je suis un élément assez commun de la grande meute civilisée, celle qui, d’un instant à l’autre, peut brûler sa forêt symbolique et lâcher les chiens de sa folie. 

   Pour avoir la paix, je m’oblige à planifier ma normalité, je contrôle mon humeur, résume mes idées en une pensée moyenne, souvent remplacée par une opinion. J’abandonne mes songes aux ténèbres et lutte contre la déraison à coup de mensonges. Mes contradictions et mes désirs se dissolvent en une constante abnégation. Je filtre ma fantaisie au tamis de la bienséance pour devenir transparent.

   Je vieillis, soutenu par mes rêves extravagants, consolé par des confréries éphémères. Si je m’accommode de ma bizarrerie, je m’en méfie autant que je crains l’inquiétante étrangeté de l’autre.

    Je suis un être approximatif aux sentiments inconstants, tributaire des événements, des maladies, de la météo. Quand la foule gronde, je me sens traqué. Je deviens une bête apeurée, prête à tuer pour survivre. Une fois sauvé des crocs des chiens, j’installe autour de moi mes dispositifs de sécurité.

   Légèrement abruti par l’abondance, enfin tranquille en un pays pacifié, je m’indigne du massacre des innocents que les  autres  organisent très régulièrement comme si c’était un rituel nécessaire. J’ai peur de devenir à mon tour une victime car je me considère innocent, c’est-à-dire – selon ma définition de l’innocence – un imbécile privé de pouvoir de décision.

   J’ai longtemps cru que les bourreaux n’appartenaient pas à l’espèce humaine alors qu’il aurait suffit que je me regarde agir. Je suis aussi cruel que mes congénères. Par procuration, maintenant que j’ai perdu l’énergie de la jeunesse. Cette tranche sanglante, c’est le bœuf 37552. Oh ! Le bel animal au regard langoureux qui broutait, le poitrail absorbé par les herbes, quand passait le train des vacances. Dans mon assiette, il n’est qu’un amas de protéines que je sale et que je poivre. Qui planifie le massacre des animaux est capable d’organiser celui de ses frères, à condition de les reléguer au rang de bêtes. Ce qui est difficile car l’humain à sa fierté, sa dignité. Quelque chose en lui, malgré ses turpitudes, le tire vers le haut.

   Je me souviens : petit garçon, j’étais enthousiaste. Mais le temps est un tueur d’âme patient. Vivre à minima en espérant de cette manière mourir le plus tard possible demande un effort quotidien. Tant d’écueils, de récifs évités et finir, au bout du compte, absorbé par l’abîme. À quoi bon ces espoirs, cette fatigue et cet ennui !

   Je suis un peu réconforté, à l’automne, par le tapis de feuilles pourrissant au pied de l’arbre. Fermentation, promesse d’une vie nouvelle. Illusion doucereuse… J’imagine la recomposition de mes atomes, ma renaissance éternelle. La mélancolie me rend nostalgique d’une unité perdue, d’un univers de fraternité.

   Au fond, je me déçois : je n’ai eu aucune influence sur le cours de l’Histoire qui se régale perpétuellement de ses légendes sanglantes et les recrache à peine corrompues par la digestion. Il est tellement facile de commettre le mal par simple négligence alors que le bien demande un effort de volonté constant.

   Exaspéré par mon image, je brise le miroir avec mon front. C’est un miroir d’appoint encadré de plastique bleu et muni d’une patte pour l’accrocher. Quand je le saisis, les deux morceaux de verre qui tenaient encore se détachent du cadre et les éclats font des trous de lumière dans le carrelage.

   En ramassant les débris qui fragmentent le monde en une infinité de possibles, une écharde de verre se fiche dans mon pouce et la douleur me ramène à la réalité. Je ne me reconnais pas.    Enfant du Hasard ou de Dieu, qu’importe !

ZOUBIR

Un extrait de mon roman « Le réveil du crabe lune » (paru chez Zonaires éditions)

L’hôtel de la Marne faisait l’angle de deux rues pavées dans le vieux Certeuil.

    Ma chambre – odeur d’encaustique et de papier moisi – donnait sur l’arrière cour d’un marchand de motos. Une ruelle descendait vers un bras mort de la Marne.

    Une douche fraîche m’a permis de renaître d’une quinzaine d’heures de sommeil. Mes pas laissaient une trace humide sur le parquet. Preuve que j’étais vivant. Dans le miroir piqué de rouille, en voyant mon image fatiguée, je me suis trouvé une ressemblance avec mon père. Pathétique ! La chambre minable rétrécissait à vue d’œil.

    Je suis sorti.

    La chaleur vaporisait les trottoirs déserts. Je suis allé vers le jardin public, au bout d’une rue qui finissait en cul de sac. Une portion intacte de mon enfance.

   Rien ne semblait avoir changé. Le monument aux morts était toujours gardé par quatre obus de pierre. Les noms s’effaçaient sous la rouille du lichen. Le petit bois qui descendait vers la Marne abritait maintenant un parcours de santé, des espaces de jeux, mais le grand chêne était toujours là, dominant les autres arbres. Zoubir et moi, y avions construit une plate forme avec des morceaux de bois volés sur les chantiers des environs. C’était notre royaume secret. On avait peut-être une dizaine d’années. Cette cabane se trouvait à quatre mètres du sol. Zoubir se prenait pour Tarzan mais il avait encore des progrès à faire pour devenir le roi de la jungle. Je me foutais de lui, de sa prudence exaspérante quand il passait d’une branche à l’autre. Un jour, je l’ai abandonné sur son perchoir et je suis revenu avec un sac chargé : saucisson, jambon, baguette, chocolat, un litre de vin rouge, des malabars… Le tout acheté avec les sous glanés comme d’habitude dans le porte monnaie de ma mère ou les poches de mon père. Zoubir a protesté.

   – Du porc ! Ma parole, t’es maboul ! Mon père va me tuer !

   – Pourquoi il saurait ? Tu vas lui raconter ? En plus, c’est du cheval. Je te jure !

   J’avais discrètement arraché l’étiquette représentant un cochon rose, hilare, indécent et je lui avais tendu une moitié de sauc’.

   – Cul béni, va !

   Il avait eu un regard soupçonneux avant de plonger et replonger ses dents dans la chair grasse. Ensuite, il avait bu une bonne rasade de vin pour combattre le sel de la charcuterie. Zob à la sobriété ! Pour le faire rire, je m’étais fourré des morceaux de couenne de jambon dans les narines en guise de morve et je lui avais avoué ma trahison en exhibant l’étiquette. La tête cassée par le gros rouge, il s’en était fait un badge. Je me sentais une âme de missionnaire païen. Quand on a regagné notre cité, la nuit était tombée depuis longtemps. L’insigne porcin que Zoubir avait  oublié de décoller lui avait valu une raclée purificatrice. Le lendemain, sa paupière gauche tombait sur un œil au beurre noir.

    Le chêne avait depuis longtemps digéré la cabane, les peaux de saucisson et l’image de Zoubir. En caressant son écorce, je me suis souvenu d’un temps où le monde était à peu près en ordre, où chaque odeur, chaque événement, chaque rencontre, participait au plaisir de vivre; où la mort n’était qu’une idée flottante, lointaine, aussi peu dérangeante qu’une bruine d’été.

Monologue de sourd

Vieil autoportrait (crayon hb)

   – Monsieur, je vous le dis sans détour : Quittons-nous ! Adieu sourires, adieu blessures, que la vie soit douce à d’autres !

   – Mais, pourquoi ? De quel droit ?

   – Je ne veux plus de vous en moi. Nous grelottons trop dans notre corps. Regardez autour de vous ! La férocité règne sur le monde. Le pauvre est résigné et la barbarie gagne malgré vos défilés et vos pancartes. Personne ne vous entend. Vous êtes isolé.

  – Pas du tout ! J’aime, je suis aimé…

  – Parlons-en ! Vous buvez l’amour c’est à petites gorgées. Une tisane tiède ! Pour vous, l’amour est vain. Les féeslégères aiment danser et comme vous ne savez pas mettre un pied devant l’autre vous préférez rester assis et contempler le vol des hirondelles en remâchant des souvenirs d’elles. Votre vie faseille sous le souffle de votre paresse, votre solitude est un oubli de votre ombre.

   – C’est quoi, ce charabia ? Vous parlez pour distraire les passants, où quoi ?

   – Surtout pas !

   – Ah, c’est vrai, les autres ne vous intéressent pas ! Vous vous croyez exceptionnel ? Sortez un peu de chez vous !

   – Si je me tiens à l’écart du monde, c’est pour mieux le décrypter. Et plus je perçois sa réalité plus je le fuis !

  – C’est vous que vous devriez fuir ! Je me demande si vous méritez de vivre. Que de temps perdu à vous morfondre !

  – Vivre… mourir. Le temps, le temps ! Vous n’avez que ce mot à la bouche ! Le mien, j’en fais ce que j’en veux. Je le passe à reconstruire mon histoire entre les lignes du hasard.

   – Vous pouvez traduire ?

   – Comprenne qui pourra ! Trop d’explications n’instruisent pas les imbéciles. C’est  du temps perdu, justement !

   – Vous ne vous ennuyez pas, seul avec vos certitudes arrogantes ?

   – Jamais. Je me distrais d’un rien. J’épie le malheur au coin des rues, ça me rappelle le mien : enfant, entre cour et jardin, je buvais les larmes d’une mère sans réplique aux drames de sa vie. J’avalais le fruit âcre jusqu’à la lie, sans caler sur les pépins. J’ai trop bu cette eau saumâtre, ces regrets, ces souillures. Aujourd’hui, j’aime la pureté. Je me désaltère de la pluie du ciel qui ruisselle sur le bronze des statues dans les squares. Je lèche les gouttes sur leurs fesses radieuses. Je lape le vin chaud qui sourd de leurs sexes. Je bois le sel de leurs sources. Je m’enivre de l’enfance des prophètes, du sang des poètes.

   – Je vois, vous fuyez votre passé en habitant celui des autres.

   – Hélas, oui ! C’est ma servitude. Une fatalité. Je me demande d’où vient cette voix que je suis seul à entendre. Cette voix qui néglige les vivants et pleure la poussière des bonheurs perdus.

   – Quand on connaît ses travers, on peut lutter contre, non ?

   – Ce ne serait pas naturel ! Et moi, je suis un être naturel. Si une pente se présente à mes pas, je la suis !

   – Pour allez où ?

   – Où mes pas me conduisent ! Il faut que je me répète ?

   – Je vous dérange avec mes questions ?

   – Pas plus qu’avec vos réponses.

   – Je vous ai donné des réponses ? Vous ne m’avez pas posé de question, que je sache ! Pourquoi vous répondrais-je ?

   – Parce que vous ne savez faire que ça. Ecoutez-vous ! Votre manière de me questionner ne fait que me donner des informations sur vous.

   – Je ne vous suis pas.

   – Tant mieux,  j’ai horreur qu’on me colle, qu’on me surveille, qu’on me traque. Laissez-moi, je vous dis. Partez, ou je hurle !

   – Je vois, solitaire et paranoïaque !

   – Langage de chef de gare ! Ça ne m’étonne pas de vous.

   – Je retire paranoïaque. Calmez-vous ! Nous sommes entre nous. Vous ne risquez rien.

   – Je me calme, je me calme… En fait, vous avez raison, j’ai besoin de solitude pour effacer de mes yeux les habitudes nocturnes et diurnes, les embrassades posthumes. J’arpente perpétuellement des chemins inverses pour trouver le silex éveilleur d’étincelles qui incendiera ma vie. Ah, si seulement la femme dont je rêve, m’aimait ? Elle est si…

   – Quel déballage ! Cessons, Monsieur ! Les questions intimes ne sauraient se déclamer ainsi. Parlez sobrement, s’il vous plaît !  Je ne suis pas d’humeur à marauder entre vos mots. Vos petits secrets ne m’intéressent pas. Vous entendre dire tout et n’importe quoi est une douleur. Vous ne faites que chanter le deuil de la vie. Vous n’êtes qu’un désespéré.

   – C’est un point de vue !

   – Parler de la mort avec vous est une endurance lassante. Malheur à celui qui vous écoute ! Adieu, monsieur ! Il est temps de balayer la cendre des mille portes brûlées sur votre passage. De jeter vos semelles de vent trouées d’oiseau, de sécher le sel de vos larmes. Il creuse vos propres plaies.

   – Merci, oh, merci ! Vous m’avez compris. Je suis un poète…    – Un poète ? Vous ignorez donc que la poésie s’est mise à puer comme des millions de cadavres ! Monsieur, sachez-le, depuis votre naissance, je me méfie de vous. Votre fausse modestie m’est trop familière. Arrêtez de vous rendre misérable et si des visages de femmes vous tourmentent, divorcez d’avec vos rêves, dialoguez avec les vivants. Ceux qui voudront bien vous écouter. Vivez, vivez ! Ayez ce courage ! Sans vous préoccuper toujours de votre petite personne comme vous le faites. Libérez-vous ! Libérez-moi de vous, de votre noirceur mortifère. Et surtout, cessez vos jérémiades. Le plus tôt sera le mieux. D’autres que moi vous aimeront peut-être !

Philippe Forcioli

Philippe Forcioli, troubadour généreux, poète affichant plus de 500 chansons-poèmes, 15 CD, 3 recueils, nous a quitté le 16 février 2023. Son œuvre est empreinte de  spiritualité et d’émerveillement

On ne parlera pas de lui dans les médias, on ne passera pas ses chansons à la radio – pas plus maintenant que de son vivant (Sauf samedi dernier 18 mars à 8h13 sur France Musique, grâce à un auditeur) Sans doute qu’il vaut mieux se laisser bercer par des textes mièvres chantés par des voix incolores, au rythme de musiques délétères. Ceux qui ne le connaissent pas auront donc le bonheur de découvrir sa voix douce, chaude et ensoleillée qui vibrait aux accents de la Méditerranée. Il se plaisait à interpréter ses propres textes, mais ceux aussi de grands poètes comme René-Guy Cadou, par exemple, et se passionnait pour l’écrivain Joseph Delteil.

« Je crois au tout et au rien, au oui et au non. Je crois que c’est dans le choc franc de ces deux silex que sont la vie et la mort, qu’une étincelle nommée poésie s’éclaire et nous éclaire » écrivait-il en exergue d’un de ses albums.

Son ultime ouvrage : un livre tissé dans les feux du matin, sur son lit d’hôpital

« Les impromptus de La Sauvegarde – Histoire vraie d’un petit miracle.« 

Ce qu’écrit le poète en couverture :

 « C’est un homme qui esquisse des sauts, des entrechats modestes en s’aspergeant les mollets d’une eau de mer entre fraîcheur de nuit et tiédeur de la journée passée sous le soleil. »…Il a l’air de transporter avec lui de bonnes nouvelles à livrer à  l’aube et qui embaument les rues d’un nard aussi gentil que le parfum des petits chocolats qui sourd des boulangeries qui travaillent en même temps que lui-même danse. Dieu veuille que je voie le printemps », Dieu veuille que je tienne un jour dans mes mains ces impromptus sauvegardés »….Que la joie quotidienne qui m’anime ici dans ce lit de malade m’accompagne jusqu’au bout ».

132 p., 15 € l’exemplaire (frais de port 4,50 €), aux éditions Jean Lavoué, L’enfance des arbres. 3, rue vieille ville- 56700 Hennebont. Tél. 07 89 98 98 28.

ECOUTEZ la chanson : « Il ne restera de nous« 

Et un bel Hommage

UN RECUEIL à remettre en vue « PASTEL NOIR »

Un recueil de nouvelles plutôt urbaines

Sous la photo, quelques avis de lecteur

B. Camus écrit :

Dans la lignée de son excellent précédent recueil « ’ivresse de la chute » Joël Hamm poursuit son exploration de l’âme humaine et de sa face sombre. Plus urbain et contemporain, cet opus offre des histoires à hauteur d’hommes et de femmes, à l’efficacité redoutable.

Le noir domine, mais comme dans la peinture de Soulages, c’est pour mieux traquer et réfléchir la lumière qui s’y révèle (par ses éclats d’humanité), celle-ci donnant toute sa profondeur à l’œuvre. Évidemment, je recommande fortement.

………………………………………………………………………………………………………………………………………………………

Jordy Grosborne écrit :

Beaux moments d’évasions mais aussi de réflexions sur ce monde qui nous entoure, et sur ce que chacun cache dans ses pensées. De quels matériaux sont construit ces humains au-delà des apparences qu’ils renvoient…

Un recueil à découvrir dans le silence, ou avec une petite bande son jazzy à la Chet Baker ou Dexter Gordon, ou avec d’autres musiques plus sombres, plus rythmées tant les univers et les personnages basculent d’une phrase à l’autre de la mélancolie à la violence, de l’imaginaire en rêves pastels de l’enfance à la réalité noire et abrasive du monde ; les sens de chacun exacerbés comme le sont les écorchés vifs pour qui chaque stimuli de l’âme pénètre dans le cœur et les pensées.

On y retrouve la qualité et l’exigence du mot choisi, avec ce désir d’échapper aux facilités d’écriture, l’originalité et la richesse du vocabulaire qui caractérise le style de Joël Hamm. Aussi pointu et exigeant dans les domaines de la voile qu’en paléontologie. Avec cette dernière nouvelle qui résume l’état d’esprit global. Ces enfants qui adorent faire des ricochets au bord des rivières, cherchant la perfection de la rondeur des cailloux et galets pour défier les lois de la gravité en légèreté dans l’incertitude de l’onde suivante. Une façon de combattre le temps qui passe comme si on balançait violemment sa vie, sans savoir si elle va se noyer la seconde suivante, ou s’envoler loin.

Au-delà de la forme, toujours au service du fond, cette capacité à faire ressentir des émotions, des univers, à montrer la fragilité des choses, la noirceur du monde qui cache toujours quelques couleurs là où on s’y attend le moins. Tous ces fragments de vies meurtries, déchirées, qui se battent et comme autant de galets tentent tous de faire le ricochet de plus, poursuivre le voyage sur la surface du monde, entre envol et engloutissement. Cette manière de décrire la mélancolie imaginative et insouciante de l’enfance touche toujours, notamment dans cette promenade à bicyclette dans ce bel été à tuer, où chez Ugo, et dans « le poids du monde » qu’on ressent avec force dans chaque ligne du recueil. Avec aussi l’univers sombre des seconds couteaux, qu’ils mettent autant sous leur propre gorge que sous celles des autres. Toutes cette galerie de personnages à l’épaisseur telle qu’elle les empêche de passer entre les gouttes acides de la vie. Comme ce « Cheval volant », sur cette trajectoire d’étoile filante qui vient se disloquer dans l’atmosphère terrestre des bas-fonds. Et que dire de l’Endive, personnage si attachant…. Comme tant d’autres…

Il serait vain de les décrire toutes et tous ces êtres capturés dans la seconde où tout bascule, car finalement toutes ces histoires n’en font qu’une, comme si le lecteur était assis sur le parapet du monde et observait en recul la proximité des êtres qui se croisent et s’évitent, s’aiment et se détestent, mais qui tous sans le savoir construisent et détruisent leur destin.

Un recueil très réussi, très abouti, une belle fenêtre ouverte sur un monde « Pastel noir» … titre qui résume parfaitement que finalement la vie n’est souvent qu’une nuance de gris, avec toujours sur la noirceur des trottoirs, une lumière de réverbère quelque part. Après, faut-il faire ce pas de plus vers cette mise en lumière, dont on ne sais si elle sera pour mieux servir de cible ou capter un regard attentionné… ou vaudrait-il mieux rester dans l’ombre… Dans tous les cas, c’est de la vie.

…………………………………………………………………………………………………………………………………………………

Emmanuel ROCHE

Il y a des choses que je connaissais déjà: le sens précis du vocabulaire qui fait vraiment mouche, l’ironie sombre aussi. J’aime beaucoup ce qu’apporte la première phrase : on est tout de suite happé dans l’univers de l’histoire qui va être racontée! C’est tout de même une règle essentielle mais pas forcément évidente et que j’admire chez des auteurs très différents (Marcel Aymé est, par exemple, un champion dans ce domaine!)

Dans « Pastel noir », j’ai trouvé dans l’ensemble les nouvelles plus crues, plus violentes, plus directes dans leur expression que dans « Ivresse de la chute ». Elles sont souvent plus ancrées dans la réalité contemporaine, en somme plus noires. C’est peut-être exagéré de parler de « polar » mais j’ai perçu cette coloration type « polar social » dans pas mal de nouvelles et là aussi ça donne une assez forte unité au recueil.

« PASTEL NOIR » chez Zonaires éditions

Voici un recueil de nouvelles qui n’a vraiment pas eu de chance ( vous vous souvenez du confinement etc. ?)

Il faut que je le remette en selle.

Aujourd’hui je propose un EXTRAIT de la première nouvelle du recueil (Le poids du monde) lu par l’auteur:

LE LIEN POUR ECOUTER (Après la pub, hélas)

OU ICI SANS PUB (au cœur de l’article de Zonaires Editions)

Pour en savoir plus, c’est ICI

Demain, j’afficherai quelques « critiques » du recueil

PAIX

Extrait d’un roman en cours de correction (il l’a bien mérité !)

Lichens

   Ce soir, le mistral sculpte des toupies bleues dans le ciel carmin.

   La jeune fille dont j’ai souvent rêvé revient par une vallée nue, à la presque nuit.

   Elle gravit la colline venteuse, s’approche d’un mas abandonné, pousse la porte de bois déglinguée, se blesse aux ronces qui envahissent le seuil. Un fagot l’attend près de la cheminée. Elle allume un feu et voit, à travers les flammes, renaître des silhouettes disparues.

   Dehors, des chevaux dorment debout sur la prairie nocturne. La brise légère emmêle leurs crinières et, sur les branches bleues d’un tilleul, deux pigeons gris acier éveillent des révoltes de plumes. Les oiseaux croient au grand jour sous la lune pleine.

   La jeune fille s’endort.

   À l’aube, elle sort de son sac un paquet de biscuits qu’elle grignote en musardant. Elle fouille le tiroir d’un buffet branlant. Il est empli d’objets hétéroclites. Toute une vie est là, plusieurs sans doute. Le passé y dort, ranci de bois ciré : pantin aux couleurs défraîchies, cartes de Noël rehaussées de paillettes ternies, un vieil exemplaire de la Divine comédie aux pages scotchées. Sur des photographies sépias : les sourires d’enfants fanés, l’ombre accroupie d’un peuple soumis aux caprices des puissants, des rues désertées.

   Elle referme le tiroir, ajuste son sac à dos et sort sur le seuil. L’aube repousse les ombres à l’horizon. Avant de partir, elle boit un peu d’eau de source à un tuyau scellé dans les pierres d’une restanque. En descendant le sentier, elle longe un mur, vestige d’une bergerie. Elle le caresse de sa main en marchant, frôle sa rugosité.

   Mur de pierres sèches, nougat de sable, rocaille harassée d’orties, de grimpants, citadelle des reptiles. Des insectes funambules le hantent. Ci-gît la montagne concassée, mise en ordre, empilée. Les pierres retournent à leur origine, en silence, imperceptiblement.

   Pour qui sait les entendre, les canonnades du siècle dernier résonnent au fond de la vallée. On s’est massacré sur ce sol. La jeune fille piétine des ossements. Des grains d’homme roulent sous ses pas. Une vraie archéologie.

  À midi, elle se repose près d’un amandier en fleur qui se moque de ses racines prises dans l’hiver. Avant-garde du printemps, il déploie son rire blanc. Chef d’une troupe de cinq mille arbres, pas un de moins, au détour du vallon, il fait la nique aux neiges des cimes, très loin.    Elle sourit à cette promesse de paix.

Retour

Extrait d’un roman en cours de correction

   Qu’est-ce qu’on attend pour absorber la faute et investir ailleurs si notre vie est un mauvais placement ?

   Après mon départ, Lola, mes racines s’atrophiaient, privées de terre et d’eau. Nous avions connu des jours meilleurs. Nos baisers fous rendaient jaloux les pièges à loups. Buveurs de salive, saoulés du sang de nos langues, nous rendions l’âme, cœur exsangue. Tu avais bâti mon dos, mes épaules, tissé le réseau de mes veines, tendu ma peau sur mes os. Je ne t’ai rien laissé. Tu ne m’as pas suivi. J’étais le voleur de ma propre vie.

  Nous étions si petits, si méchants. Un polaroid pris à l’époque, retrouvé au fond d’un tiroir, montre, indécente, notre faible épaisseur.

   Pâtures de la mort, gouffres au goût de cumin, les tiroirs sont assassins.

   Nous sommes jeunes sur la photo. Pas très nets, et tristes. Aurait fallu bidouiller l’image, la nacrer, l’oranger, la dorer, la verdir là où apparaissent des morceaux de nature. C’est ce que j’ai fait à treize heures zéro neuf exactement, cet après-midi, avec des feutres de couleur. Cela n’a pas suffit. J’ai déchiré la photo. Pris de remords, je me suis demandé si j’avais eu raison de foutre à la poubelle notre figure de polaroid. Ça m’a donné envie de te revoir.

   Qu’arrive-t-il à celui qui revient ?

   Presque rien : au détour d’une rue, le parfum Poison ; dans un bar, un verre d’alcool vert importé des caves de nos mémoires, des mots durs et justes.

   Qu’arrive-t-il à ceux qui se retrouvent ?

Chapitre 37

Extrait d’un roman en cours de correction

Le port de Doëlan

En ce matin d’octobre, à Doëlan, le vent était violent sur le chemin côtier. J’ai marché longtemps avant de revenir à la maison. Je voulais qu’Alice ait le temps de lire le manuscrit de son père sans être gênée par ma présence. J’étais un peu inquiète de sa réaction.

   La camionnette de Simon Favennec était garée dans la rue. J’ai contourné un tas de branches aux aiguilles roussies. Alice était assise sur le muret du jardin et Simon, debout, faisait de grands gestes. Je les ai observés depuis la barrière. Alice baissait la tête. Peut-être pleurait-t-elle. Simon lui a posé une main sur l’épaule. Sa tronçonneuse faisait une tache orange sur le vert de la pelouse.

FLUX

Extrait d’un roman en cours de correction

La carte du Tendre

Une lampe épinglée sur la nuit isole notre atoll intime.

   Tu bouges, assise sur mon ventre, bleue sur le cosmos où meurent des étoiles inconnues. Je cambre le dos sous ton jeune corps, tes hanches serrées dans mes paumes, et tu danses sur l’axe douloureux de mon âme. Des éclats d’argents tintent à ton poignet. Tu as gardé tes cinq bracelets et tu fais courir ta main sur ma poitrine. Caresse glacée. Frisson. Des gouttes de ta sueur pleuvent sur mon front. Perchés au creux de mes mains, tes seins caoutchouc bourgeonnent.

   Ondulation circulaire. Succion mouillée. Marée luminescente… Bleu des profondeurs. Moiteurs.

   J’aspire ta salive, bois le lait de tes aisselles, ta liqueur. Je m’enivre de toi qui tangue, t’approche et t’éloigne, haletante. Tu te penches et tes mèches brunes fouettent mon visage, balaient mes paupières. Je tends le cou pour mordre tes lèvres au passage comme un gosse sur le manège essaie d’attraper le pompon. Je suis tout entier dressé au cœur de tes ténèbres chaudes, astre veineux, luisant de mucus, couvert, découvert par le flux océanique.

   O de la bouche, claquement sec.

   Ouvre, ouvre encore ! L’œil noir, aigle humide, prend tout : bouche, sexe et ventre, peau, sang, souffle, souffle, brûlure, stridence, douleur, râle et souffle, plaisir, souffle, souffle et chute et cri.    Nous avons tout vécu et tout perdu. Toi trop jeune et moi trop vieux

Earl Grey

Extrait d’un roman en cours de correction

Sur une plage de Crozon

L’heure des thés.

   Le désespoir pousse en moi. De l’herbe entre les pavés ! En venant chez elle par le bus et le métro, je combats mes pensées noires par de naïves résolutions. J’aimerais lui paraître moins ordinaire, moins vieux aussi et me rendre subtil. Un frôlement d’aile, un thé au lait dans une tasse pervenche.

   Je suis jaloux de sa douceur. Elle effleure mes yeux d’un battement de cils. Son regard meurt et revient vers moi, vague lente. Son souffle parfumé de garrigue a des effleurements d’abeille. Son sourire fond, bonbon miel et menthe.  

   Je veux, pour elle, devenir aérien, un nuage filé par le zéphyr, l’onde tiède d’un champ de blé. Mon sexe nichera dans le sien, aussi gracieux qu’une alouette. Après l’amour, elle m’offrira un thé et je boirai sa bouche bergamote.

   Earl Grey.

   J’embrasserai ses yeux lotus pour laver leur mémoire. Ils découvriront ma nouvelle apparence : délicate et fragile. Je sucerai ses fruits exotiques sous l’ombrelle en papier de soie qui sert de lustre dans sa chambre. Mes mains recueilleront le flot de ses houles tièdes, le sucre de sa passion pendant que le thé refroidira

  Thé vert, thé de chine. Que l’été vienne !

   Rêvant à ce nouvel Éden, je sonne à sa porte et j’attends qu’elle m’ouvre en me curant le nez. Elle surprend mon geste et se détourne au moment où j’allais l’embrasser, encore tout reniflant.

La visite

Extrait d’un roman en cours de correction

   L’immeuble de briques. Quatre étages, une trentaine de locataires, dont mes parents.

   Du linge au balcon. Ils sont chez eux. Désarroi, gel au cœur. Cinq ans sans les voir. Je crains leurs rides, leur probable décrépitude, leurs reproches muets.

   L’idée de passer plus d’une heure chez eux m’affole. Souvenir de mon adolescence étouffée par le papier peint beigeasse et leurs appréhensions maladives.

   Je leur téléphone rarement. C’est réciproque. Ils ne se déplacent jamais, malgré mes invitations. La saison est trop froide, trop chaude, des examens médicaux urgents à subir, voyager n’est plus de notre âge, porter les valises, attendre le taxi, mes rhumatismes… En fin de compte, leurs atermoiements me satisfont. Mauvais fils que je suis. Inconstant et oublieux.

   Je déteste ce quartier de la banlieue nord. Ma chambre au troisième étage dominait des centaines de pavillons alignés au cordeau le long de rues perpendiculaires. Tout ça bien entretenu,  ripoliné, cimenté et fleuri à l’unisson. Une réplique du cimetière du Père Lachaise. Avec en prime, aux beaux jours, le rituel concert de tondeuses du samedi et l’odeur de l’herbe polluée par celle du mélange deux temps. Et Noël ! Tous ces sapins plantés au fond du jardin, clignotant par milliers dans la nuit humide ! Ils menacent de s’abattre sur les maisons maintenant qu’ils sont devenus gigantesques et que les enfants ont déserté le nid.

   Mes rêves survolaient les barres des cités qui encadrent ce quartier. Mon esprit voguait au-delà de la brume noire qui annonce Paris, du côté de la porte de Pantin. Je me sauvais comme ça…

   Défense de stationner, sortie de véhicule, propriété privée, attention au chien. Je me gare derrière une camionnette déglinguée. 

   Je me souviens du jour où j’ai annoncé à mes parents que j’allais divorcer de Lola, que je m’étais engagé dans l’armée et que je venais leur dire au revoir. Mon père, les mâchoires crispées, a disparu dans la cuisine. Ma mère s’est laissée choir sur une chaise. Elle a dit, après un silence :

   – Tu ne viendras donc pas dimanche… Lola, tu as pensé à elle ! Et toi, qu’est-ce que tu vas devenir, mon pauvre garçon ?

    – Je verrai bien. Je serai peut-être utile à quelque chose.

   Elle a haussé les épaules.

   – L’armée n’est pas pour toi. On ne t’a pas élevé pour que tu ailles te faire tuer ou tuer les autres. Réfléchis…

   Je me présente à l’entrée de l’immeuble. J’ai le cœur qui bat la chamade. Tiens, ils ont installé un interphone, un digicode et une porte renforcée. Je sonne.

   – Oui.

   – C’est moi !

   – Je t’ouvre.

   Une si longue absence et c’est tout. La voix lasse de ma mère, comme si je revenais du supermarché d’à côté.

   Un clic. La porte se déverrouille. J’hésite un peu et je grimpe les étages sur mes  jambes de flanelle.

Vie d’ange

Extrait de « La vie, au contraire », roman en cours de correction

Vie d’ange

Heureux l’élu à qui on a donné les clefs juste avant son entrée dans le monde des vivants. Celui-là, sans essayer les serrures, il franchit aisément les mille portes rencontrées sur son chemin. En dépit des turpitudes réservées aux mortels, il atteindra la terre promise. Il ne doutera ni de lui ni de son avenir et saura trouver de l’aide si jamais sa boussole intérieure l’égare – c’est que le nord bouge sans prévenir ; il faut se tenir au courant des nouveautés.

   Par gros temps, il attendra sans angoisse que l’horizon s’éclaircisse et qu’arrive le bateau des secours. Au pire, il grimpera sur la moindre planche de salut. Le surf est un sport de gourmand quand la mer est sucrée et que les naufragés sont toujours sauvés in extremis. 

   S’il tombe à la mer, il flottera, le bienheureux, au gré des alizés, léger, confiant et rassuré par la douceur de l’eau. Il se souviendra qu’il a bien vécu et acceptera son destin. Il n’aura rien à regretter. L’amour l’aura choyé. Il aura passé son temps à savourer les saisons.

   Prince du réel l’espace d’une vie, ange d’équilibre, lassé à la fin par son équanimité, il reportera aux ateliers du paradis ses ailes déplumées par les intempéries du siècle. Impatient de renaître.

JOY DIVISION

Extrait de mon roman « La vie, au contraire » en cours de correstion

But if you could just see the beauty,
These things I could never describe,
This is my one consolation,
This is my one true prize.
Isolation, isolation, isolation, isolation, isolation.

   Alice a stoppé la platine et a rangé le 33 tours dans sa pochette.

   – Allez hop, chez Emmaüs ! Sauf si tu le veux, Lucie.

   – Trop glauque ! Il aimait vraiment ça, ton père ?

   – C’était sa période néo punk. Fin des années 70 : Joy division. Un groupe de Manchester. Il les écoutait encore de temps en temps.

   – Putain, c’est insupportable. L’enregistrement est dégueu, les musiciens jouent super raide. Le chanteur est déprimant.

   – Et déprimé. Ian Curtis. Épileptique, suicidé à 23 ans.

   – Pas très raccord avec le nom de son groupe. Joy Division !

   – Au contraire. En allemand on dit Freudenabteilung. Les divisions de la joie. C’était des bordels qui utilisaient des détenues dans les camps de concentration. Pour les gardiens, les SS…

   – Super ! Ne me dis pas que ton père avait des aspirations nazies.

   – C’était juste un truc d’ados révoltés. Désespérés. Vincent partageait probablement leur point de vue à cette époque mais avant tout il adorait leur musique.

   – C’est bien ce qui m’étonne.

   – Il détestait les groupes de rock qui se la jouent. Joy, c’est brut de décoffrage, sincère.

   – Et flippant à mort. Montre la pochette…

   – Morbide, je reconnais. C’est la photo d’une tombe italienne. Ce disque là, Closer, il est devenu collector.

VERTIGE

Un extrait de mon roman « La vie, au contraire »

Vers Crozon

L’océan fermentait sous la quille des quelques bateaux qui sillonnaient au large. Leurs silhouettes, à l’horizon, ressemblaient à des îles de métal posées sur les brisants.

   S’asseoir sur un rocher, ne plus bouger. Profiter seulement de la douceur exceptionnelle de ce mois d’octobre, de l’odeur du varech et des lubies du climat. Bâillonner le langage intérieur qui babille en permanence. Ne plus penser. Etouffer ce bruit de fond parasite. Atteindre un état végétatif. Vivre sans mémoire, sourde au grouillement de l’âme…

   Au-dessus d’elle, les nuages filaient dans le ciel lavé. Elle était fascinée par les mouettes qui frôlaient la crête des vagues ébouriffées par le vent. Elle se rêva oiseau porté par les courants ascendants, ombre violette sur le gris vert de la lande. Elle survola un chalutier de retour au port, ses hélices tissaient des dentelles blanches à son arrière.

DRAKKAR

Extrait d’un dialogue de mon roman « La vie, au contraire » en cours de correction

23 octobre 1983 – Beyrouth

   – Le 23 octobre 1983, vers six heures du matin, notre immeuble a sauté, deux minutes après un attentat contre le QG américain à l’aéroport de Beyrouth. Le bruit a couru que c’était un camion kamikaze chargé d’explosifs. Stupide ! Moi je dis que c’est parti de l’intérieur, un peu comme ces barres d’immeubles qu’on détruit dans les cités de banlieue. Ils s’écroulent sur eux-mêmes. Tu as peut-être vu ça à la télé. Les médias ont parlé d’une mauvaise organisation dans la défense mais on n’était pas des branquignols. Un camion n’aurait pas pu se pointer sans qu’on le repère… En tout cas, l’immeuble a bel et bien été soufflé, en l’espace de rien. Cinquante-huit copains tués. Vincent et moi, on était au dernier étage. On s’est retrouvé je ne sais combien de mètres plus bas, sous un enchevêtrement de plaques de béton. Une sorte de poche dans les gravats. J’avais la cuisse traversée par une tige de ferraille, le fémur bousillé et la mâchoire défoncée. Comme ça, tu sais d’où me viens ma gueule et ma boiterie. Je perdais mon sang. Ton père m’a fait un garrot avec son ceinturon. Ça, il me l’a raconté. J’étais dans le cirage. Quand je me suis réveillé, j’ai vu un filet de lumière filtrer par une fente. Vincent, me soutenait la tête et me parlait doucement. De temps en temps, il gueulait pour demander du secours. Il n’avait que des contusions. Un miraculé. On entendait gémir et appeler, tout près de nous. Il faisait très chaud là-dessous et les voix des copains s’éteignaient une à une. Vincent n’a jamais perdu courage, même après des heures et des heures à redouter l’éboulement de notre abri. On a été sauvés. Pourquoi nous ? Depuis trente ans, au mois d’octobre, Vincent et moi, on se débrouille pour se voir ou au moins se téléphoner. Et cette année…

SAMMY

Un chapitre de « La vie, au contraire » un roman en cours de correction.

   J’ai eu peur toute la journée que Sammy ne revienne, qu’il me suive et qu’il me frappe encore. Ma mère m’avait dit un jour : dans un couple, peu importe les disputes. Les hommes ne savent pas raisonner et une seule chose les intéresse chez nous – tu vois ce que je veux dire – alors, on finit toujours par avoir gain de cause. Le plus grave, ce n’est pas ça. Le plus grave, c’est le mépris. Je te le dis : au premier signe de mépris de ton amant ou de ton mari – ce que je ne te conseille pas d’avoir – tire-toi ! Tout de suite ! Crois-moi, ton histoire est foutue. Ne reste pas une minute de plus. Sinon, tu y laisseras ta santé et ta joie de vivre.

   Des types qui m’ont déçue il en traîne quelques uns à Paris  mais la gifle de Samy m’avait convaincue un peu plus que chaque homme, fût-il aussi policé et doux que lui au début de notre relation, recelait intérieurement un potentiel de brutalité qui ne demande qu’à s’exprimer. Spécialement à l’encontre des femmes. Ma mère donnait souvent des conseils qu’elle ne suivait pas elle-même mais il fallait bien l’admettre : j’aurais dû quitter Samy quand il a commencé à me prendre pour une conne. Il se la jouait révolutionnaire alors qu’il était pété de thune gagnée je ne sais trop comment. Du mépris, il en avait pour tout le monde. Un caractériel, un enfant gâté, colérique et violent.

   J’étais devenue en quelques heures tout ce que je détestais, une vraie parano se retournant sans cesse dans la rue, prenant le taxi pour éviter le métro. Une fois enfermée chez moi, j’épiais le moindre bruit de pas dans l’escalier. J’avais encore deux jours à attendre avant de rejoindre Alice, incapable de dominer ma peur.

Forge

Extrait de mon roman « La vie, au contraire »en cours de correction

J’ai besoin de solitude pour effacer en moi les habitudes nocturnes et diurnes, les embrassades posthumes.

   Je voyage entre une caresse improbable et la sonnerie ponctuelle du petit matin. Du jour nouveau je pressens le vide et ma vie se tient là, à cheval sur l’abstrait.

   Lola dort près de moi. Je la regarde en écoutant le bruit de la rue en éveil. Le froid de l’aube nous rapproche parfois, fronts appuyés sur la vitre, chacun de notre côté. Nos haleines ne mêlent plus leurs buées.

   J’ai besoin de solitude pour arpenter le chemin inverse et me blesser aux épines du buisson ardent.

   Avec le fer extrait de mon sang, je forgerai les cisailles qui trancheront nos liens.