Il fut un temps où j’avais commencé une histoire du célèbre Poulpe.J’en livre le début ici

La déprime du Poulpe n’avait d’égal que la rage de dents qui lui vrillait la mâchoire. Mal de dents, mal d’amour comme disait tata Marie Claude, paix à son âme. Le Poulpe n’y avait jamais cru et voilà que ça lui arrivait. Les deux à la fois. Une semaine cloîtré chez lui à ruminer sa douleur dentaire et la poudre noire de son marasme sentimental. Ruminer, façon de parler vu l’état de ses mandibules. La bouche pleine de clous de girofle censés atténuer ses souffrances, il avait fini par prendre rendez-vous chez Faubert, son dentiste abhorré, un habitué d’ailleurs du Pied de porc à la Sainte-Scolasse. C’est même pour ça que le Poulpe n’avait pas foulé la sciure de cet établissement depuis qu’il affichait sa chique de hamster pas jovial du tout. Peur du diagnostic du praticien ou impossibilité de mâcher la cuisine de Maria… Quant à subir les vannes de Gérard, le maître des lieux, il en était encore moins question.
Faubert aimait se faire passer pour un humaniste attentionné mais c’était, selon le Poulpe, le plus tordu des pervers – à supposer qu’il y eût un hit parade des pervers. Maria et Gérard ne comprenaient pas qu’on puisse critiquer le saint homme. Un chirurgien dentiste conventionné, si doux avec ses patients ! Un bon bougre, avec sa tête de nounours, sa mèche blonde rebelle qui balayait son regard de myope quand il se penchait sur vous… C’était justement là le hic, il se penchait sur vous, le nez au fond de votre gorge, comme si il allait vous rouler un patin. Il ne portait jamais de masque de chirurgien. La vieille école ! Vous sentiez son haleine légèrement sucrée, écœurante, se mêler à la vôtre.
Faubert préparait ses instruments de torture. Le Poulpe ferma les yeux mais il aurait voulu aussi couper le son. Le tintement du métal sur la tablette lui évoquait les sous sol de la rue Lauriston où officiaient la Gestapo. Les mains crispées sur le fauteuil, pauvre loque au visage convulsé, il serrait les dents, ce qui aggravait sa douleur. Il scruta le regard compassionnel de Faubert qui se penchait sur lui. Un regard qui vous donnait envie de le plaindre alors que c’était lui qui vous charcutait. Un nazi, se convainquit le Poulpe, tétanisé par la douleur et essayant de se fondre dans le skaï du fauteuil. Sur injonction de Faubert, il ouvrit la bouche, le regard branché sur la lumière éblouissante du scialytique.
– Ben dites donc ! s’exclama son sauveur. Mon pauvre monsieur Lecouvreur, vous n’auriez pas dû attendre si longtemps pour venir me voir. Le monde va déjà assez mal comme ça. Inutile d’y ajouter vos souffrances personnelles, vous savez.
Chacun de ses mots participait au supplice du Poulpe. Il était livré sans défense à un sadique patenté.
– Je vais ouvrir cette dent, c’est une véritable cocotte minute obstruée. Les matières en putréfaction dégagent des gaz. C’est leur pression qui vous fait tant souffrir. Mon pauvre ami ! Je n’aimerais pas être à votre place.
Magne-toi, bordel ! pensa le céphalopode, partagé entre un désir de meurtre ou de suicide.
– Relaxez-vous, ouvrez plus grand. Voilà ! Levez le bras si je vous fais mal.
Retenant son cri, Le Poulpe lâcha un pet sonore.
– C’est ça, de la détente, approuva le dentiste. J’y suis… encore un peu de patience.
La douleur atteignit son paroxysme quand par mégarde il toucha la pulpe.
– Bon sang ! J’aurais dû vous faire une anesthésie. Je vous en fais une, tenez !
– C’est ça, une anesthésie définitive ! marmonna le Poulpe, en se penchant pour recracher un flot de salive sanglante dans la cuvette en inox.
Son bourreau le piqua plusieurs fois dans les gencives. Il perdit sans doute connaissance un court instant, eut un long frisson, puis la lumière aveuglante du scialytique le rendit à sa réalité cotonneuse.
Il distinguait vaguement le tapotis de l’homme en blanc sur les touches de son ordinateur. En coulant un regard vers l’écran, il aperçut la représentation en 3 D de sa mâchoire torturée.
La douleur étant devenue un bruit de fond acceptable, les paroles du dentiste trouvèrent le chemin de sa conscience. Il lui délivrait l’essentiel de sa philosophie. Le Poulpe, sans être d’accord avec ce qu’il entendait, ne discutait pas. Il subissait en guettant les vagues de douleurs qui pulsaient sous sa dent à chaque battement de son cœur.
– Je vous le répète, pontifiait le dentiste, ses lunettes glissée au bout de son nez et s’apprêtant à se remettre à l’œuvre, l’être humain est toujours plus préoccupé par ses petits bobos que par la situation du monde, fût-elle catastrophique. Que m’importe le cancer de mon voisin quand je souffre moi-même d’un panaris. Eh, oui ! L’homme est ainsi fait ! Et savez-vous pourquoi les hommes s’endurcissent : parce que plus le monde va mal, plus il faut être fort pour le supporter, et survivre… Vous souffrez moins, on dirait. Le monde va pouvoir peser sur vous de nouveau. Ah ! Ah !
Ça, pour peser, il pesait. Le Poulpe, ne sortait plus de chez lui sauf pour faire les courses et s’enfiler une bière mais ailleurs qu’au Pied de porc. Il ne répondait plus au téléphone. La cohérence de sa vie devenait une abstraction filandreuse, une théorie d’existence. Le matin, il observait ses traits dans le miroir de la salle de bain. Comment pouvait-il se reconnaître jour après jour, alors qu’il était en perpétuelle transformation ? Qu’est-ce qui garantissait qu’on soit toujours le même, et pas un autre? Où se trouvait la frontière entre raison et folie ? Est-ce qu’on sait la distinguer ? Pourquoi certains la franchissent-ils et d’autre pas ou pas tout à fait ? Le Poulpe l’avait-il déjà franchi, ce mince parapet, sans s’en rendre compte ?
Il avait souvent bien de la peine à endiguer le flot de ses pensées, s’en voulait, considérant que, si chacun se mettait à déverser ses angoisses et ses fantasmes sur la voie publique, on manquerait d’éboueurs. Oublier cette élémentaire loi de la vie en société mènerait assurément au chaos. Et Le Poulpe craignait le chaos, même si, comme tout le monde, il y participait. Il en sentait les grondements souterrains dans sa propre chair et les confondait maintenant avec la douleur pulsatile qui irradiait autour de sa dent malade.
– Je vous laisse ouvert pendant quelques jours, annonça l’homme de science, avec des antibio ça devrait aller. Prévenez-moi sans tarder si vous avez encore mal. Au fait, comment avez-vous fait pour aller travailler dans cet état ?
– Vi-é
– Pardon ?
Le Poulpe fit un effort d’articulation qui lui arracha une grimace douloureuse.
– Viré ! Licencié… pas tenu deux jours.
– Vos dents ?
– Non, celles du contremaître. J’en ai encore mal aux phalanges…