POULPE

Il fut un temps où j’avais commencé une histoire du célèbre Poulpe.J’en livre le début ici

La déprime du Poulpe n’avait d’égal que la rage de dents qui lui vrillait la mâchoire. Mal de dents, mal d’amour comme disait tata Marie Claude, paix à son âme. Le Poulpe n’y avait jamais cru et voilà que ça lui arrivait. Les deux à la fois. Une semaine cloîtré chez lui à ruminer sa douleur dentaire et la poudre noire de son marasme sentimental. Ruminer, façon de parler vu l’état de ses mandibules. La bouche pleine de clous de girofle censés atténuer ses souffrances, il avait fini par prendre rendez-vous chez Faubert, son dentiste abhorré, un habitué d’ailleurs du Pied de porc à la Sainte-Scolasse. C’est même pour ça que le Poulpe n’avait pas foulé la sciure de cet établissement depuis qu’il affichait sa chique de hamster pas jovial du tout. Peur du diagnostic du praticien ou impossibilité de mâcher la cuisine de Maria… Quant à subir les vannes de Gérard, le maître des lieux, il en était encore moins question.

   Faubert aimait se faire passer pour un humaniste attentionné mais c’était, selon le Poulpe, le plus tordu des pervers – à supposer qu’il y eût un hit parade des pervers. Maria et Gérard ne comprenaient pas qu’on puisse critiquer le saint homme. Un chirurgien dentiste conventionné, si doux avec ses patients !  Un bon bougre, avec sa tête de nounours, sa mèche blonde rebelle qui balayait son regard de myope quand il se penchait sur vous… C’était justement là le hic, il se penchait sur vous, le nez au fond de votre gorge, comme si il allait vous rouler un patin. Il ne portait jamais de masque de chirurgien. La vieille école ! Vous sentiez son haleine légèrement sucrée, écœurante, se mêler à la vôtre.

   Faubert préparait ses instruments de torture. Le Poulpe ferma les yeux mais il aurait voulu aussi couper le son. Le tintement du métal sur la tablette lui évoquait les sous sol de la rue Lauriston où officiaient la Gestapo. Les mains crispées sur le fauteuil, pauvre loque au visage convulsé, il serrait les dents, ce qui aggravait sa douleur. Il scruta le regard compassionnel de Faubert qui se penchait sur lui. Un regard qui vous donnait envie de le plaindre alors que c’était lui qui vous charcutait. Un nazi, se convainquit le Poulpe, tétanisé par la douleur et essayant de se fondre dans le skaï du fauteuil. Sur injonction de Faubert, il ouvrit la bouche, le regard branché sur la lumière éblouissante du scialytique.

   – Ben dites donc ! s’exclama son sauveur. Mon pauvre monsieur Lecouvreur, vous n’auriez pas dû attendre si longtemps pour venir me voir. Le monde va déjà assez mal comme ça. Inutile d’y ajouter vos souffrances personnelles, vous savez.

   Chacun de ses mots participait au supplice du Poulpe. Il était livré sans défense à un sadique patenté.

  – Je vais ouvrir cette dent, c’est une véritable cocotte minute obstruée. Les matières en putréfaction dégagent des gaz. C’est leur pression qui vous fait tant souffrir. Mon pauvre ami ! Je n’aimerais pas être à votre place.

   Magne-toi, bordel ! pensa le céphalopode, partagé entre un désir de meurtre ou de suicide.

   – Relaxez-vous, ouvrez plus grand. Voilà ! Levez le bras si je vous fais mal.

   Retenant son cri, Le Poulpe lâcha un pet sonore.

   – C’est ça, de la détente, approuva le dentiste. J’y suis… encore un peu de patience.

La douleur atteignit son paroxysme quand par mégarde il toucha la pulpe.

   – Bon sang ! J’aurais dû vous faire une anesthésie. Je vous en fais une, tenez !

   – C’est ça, une anesthésie définitive ! marmonna le Poulpe, en se penchant pour recracher un flot de salive sanglante dans la cuvette en inox.

   Son bourreau le piqua plusieurs fois dans les gencives. Il perdit sans doute connaissance un court instant, eut un long frisson, puis la lumière aveuglante du scialytique le rendit à sa réalité cotonneuse.

   Il distinguait vaguement le tapotis de l’homme en blanc sur les touches de son ordinateur. En coulant un regard vers l’écran, il aperçut la représentation en 3 D de sa mâchoire torturée.

   La douleur étant devenue un bruit de fond acceptable, les paroles du dentiste trouvèrent le chemin de sa conscience. Il lui délivrait l’essentiel de sa philosophie. Le Poulpe, sans être d’accord avec ce qu’il entendait, ne discutait pas. Il subissait en guettant les vagues de douleurs qui pulsaient sous sa dent à chaque battement de son cœur.

   – Je vous le répète, pontifiait le dentiste, ses lunettes glissée au bout de son nez et s’apprêtant à se remettre à l’œuvre, l’être humain est toujours plus préoccupé par ses petits bobos que par la situation du monde, fût-elle catastrophique. Que m’importe le cancer de mon voisin quand je souffre moi-même d’un panaris. Eh, oui ! L’homme est ainsi fait ! Et savez-vous pourquoi les hommes s’endurcissent : parce que plus le monde va mal, plus il faut être fort pour le supporter, et survivre… Vous souffrez moins, on dirait. Le monde va pouvoir peser sur vous de nouveau. Ah ! Ah !

   Ça, pour peser, il pesait. Le Poulpe, ne sortait plus de chez lui sauf pour faire les courses et s’enfiler une bière mais ailleurs qu’au Pied de porc. Il ne répondait plus au téléphone. La cohérence de sa vie devenait une abstraction filandreuse, une théorie d’existence. Le matin, il observait ses traits dans le miroir de la salle de bain. Comment pouvait-il se reconnaître jour après jour, alors qu’il était en perpétuelle transformation ? Qu’est-ce qui garantissait qu’on soit toujours le même, et pas un autre? Où se trouvait la frontière entre raison et folie ? Est-ce qu’on sait la distinguer ? Pourquoi certains la franchissent-ils et d’autre pas ou pas tout à fait ?  Le Poulpe l’avait-il déjà franchi, ce mince parapet, sans s’en rendre compte ?

   Il avait souvent bien de la peine à endiguer le flot de ses pensées, s’en voulait, considérant que, si chacun se mettait à déverser ses angoisses et ses fantasmes sur la voie publique, on manquerait d’éboueurs. Oublier cette élémentaire loi de la vie en société mènerait assurément au chaos. Et Le Poulpe craignait le chaos, même si, comme tout le monde, il y participait. Il en sentait les grondements souterrains dans sa propre chair et les confondait maintenant avec la douleur pulsatile qui irradiait autour de sa dent malade.

   – Je vous laisse ouvert pendant quelques jours, annonça l’homme de science, avec des antibio ça devrait aller. Prévenez-moi sans tarder si vous avez encore mal. Au fait, comment avez-vous fait pour aller travailler dans cet état ?

   – Vi-é

   – Pardon ?

   Le Poulpe fit un effort d’articulation qui lui arracha une grimace douloureuse. 

– Viré ! Licencié… pas tenu deux jours.

   – Vos dents ?

   – Non, celles du contremaître. J’en ai encore mal aux phalanges…

La photographie

Un extrait de mon roman « La vie au contraire »

Une rue de Montmartre balayée par un homme vert et noir au sourire blanc. Les pieds dans le caniveau, il me salue. Je n’entame pas la conversation. J’ai peur de réveiller sa nostalgie, d’apprendre ce que je devine, comment il vit, loin des siens et dans quelle misère. Je décide de marcher jusqu’à épuisement.

   Je passe le pont au Change. L’orage menace. Boulevard Saint-Michel, je croise une belle qui fuit vers le jardin du Luxembourg sous son parapluie luisant de paradis. Souvenir d’une autre. Avant Lola. Je cherche son nom. Il a disparu dans les limbes, comme elle. Comment ai-je pu l’oublier ?

   C’était hier, ma vie. Hier était Paris, hier était l’amour. Qu’est devenue celle qui me tenait le bras sur le quai Malaquais, tandis que gonflaient les bourgeons de mai ? Toujours, toujours…

   Je hâte le pas, je suis fatigué. Je prends le métro, soudain pressé de rentrez chez moi et de la retrouver. Ombre parmi les ombres du passé.

   Sur la photographie, elle est adossée à un mur marqué, quarante ans après, par les impacts de balles de la Libération de Paris. Je la faisais poser. Elle était un peu agacée. Les appareils numériques n’étaient pas encore inventés. Tandis que je brandissais ma cellule devant son visage pour mesurer la lumière, son sourire s’éteignait. Il est revenu lorsque j’ai braqué mon objectif sur elle. Ce n’était qu’une convenance destinée à ceux qui découvriraient la photo au fond d’une malle oubliée des vivants. Une manière de me dire adieu. Je découvre, en examinant attentivement ce cliché, que son regard me traverse, sans me voir. Je n’avais rien compris. Je m’inventais une histoire à laquelle j’étais le seul à croire. L’adolescence pourrait excuser mon manque de réalisme mais je sais que je n’ai pas changé tant que ça. L’âge adulte ne m’a presque rien appris. Je ne m’accommode pas de la réalité.

   Je range la photographie.

   Par la fenêtre, j’observe la rue mouillée, luisante de néons. L’homme vert reviendra demain. Son balai à la main, il s’arrêtera un instant pour répondre à mon bonjour et me sourire.

   Je continuerais ma route, le cœur un peu plus léger.

IRINA

Extrait d’un roman presque terminé

Huile et pastel sur bois

Océan.

   La nuit, rivière aux étoiles, allaite la mer silencieuse et nourrit de bleu le reflet des courants.

   Nous sommes accoudés au bastingage, Irina et moi, indifférents aux astres, au chant des baleines, je vois dans ses iris, à la lueur d’un fanal, scintiller des poissons de phosphore.

   Le temps emplit ses sabliers des cendres de nos rêves. Des souvenirs dressent entre elle et moi d’invisibles murailles, d’infranchissables murs d’air. Le désir tend ses câbles dans mon dos.

   J’espère la radiation ultime qui dissoudra l’acier des parois, le cristal du silence.

   La mer s’offre à la proue du bateau et l’étrave lourde propage une onde grise. D’une chiquenaude, le noroît déquille les transparentes épontilles où j’étais arrimé.

   Déferlantes.

   Le navire dévasté sombre. J’ai, en sautant dans le flot vert, un voile aux yeux, à l’âme une amertume.

   La chute est ma demeure.

   Chaque inspiration colle à mes narines des flocons d’écume.

   Saoulé du sel des houles, roulé par les vagues, je suis laminé par les roches, blessé par les chaluts racleur de fonds.

   Mon âme, brodée d’algues, erre sur l’estran. Mon corps flotte, lavé par les lames, la peau percée d’éclats nacrés.   

Je frémis sous la brise nocturne pendant que le navire poursuit sa route. Je me retourne vers Irina. Elle semble deviner le cauchemar qui m’a traversé l’esprit, me sourit et pose sa main sur la mienne.

La musique du tueur

Peu, au vrai, ont l’oreille assez fine pour percevoir la musique du tueur. Je l’ai connu en un temps où, comme lui, vêtu d’un uniforme, je portais une arme. Il vous enveloppait d’un bon regard et vous berçait de ses phrases rassurantes qui chantaient la mort du langage tant elles étaient banales et dépourvues d’imagination. Il était une présence floue, un individu ordinaire privé de sa parole vraie. Quelqu’un qu’on ne peut résumer à l’intrigue de sa vie. Ne l’imaginez pas médiocre et insensible. C’est un être humain, il aime, il pleure. Croyez-moi, c’est notre alter ego. Comme lui, nous savons oublier nos meurtres et nos larmes. Le plus souvent, nous tuons par négligence ou par délégation. Lui, il se salit les mains. Il est notre mercenaire, nous le payons de nos deniers.

   Il tue froidement et disparaît. On l’aperçoit du coin de l’œil et il est déjà loin. Un soir il quitte l’Afghanistan, le lendemain il s’engage en Afrique. Un peu partout sur la terre, il patrouille, la haine serrée dans son poing. C’est un vieux gamin qui a poussé tristement, baraqué et ombrageux. Trop fort pour qu’on l’attaque, trop solitaire pour qu’on l’aime. Si par hasard quelqu’un cherche à l’approcher, sycophante fasciné par son secret, il le pousse d’une bourrade hors de son chagrin. Il affecte une détestation orgueilleuse des hommes. Il a la passion des plaies, la mortification hautaine. Euphorique de noirceur et d’éducation chrétienne, il se signe après chaque meurtre.

   Il veut continuer à vivre sans remords et tuer encore. S’il joue du violon ce n’est pas pour vous charmer, c’est pour se guérir de son chant intérieur et se préparer au pire. Il sait qu’il finira pendu à un croc, leurre cloué au ciel pour les anges de passage.

   Il dit : Le crime est un langage plus pur que la musique.

  La mort désespère de lui, de sa chevelure drue et noire, de son énergie. Il n’a pas d’âge et pense que sa santé est un dû de la nature. Ses rares amis ont disparus, quelques uns ont voulu le tuer, l’oublier, le nier. Il n’est pas rancunier. Il est un animal fou, obstiné, lucide.

   Il ne croit ni aux discours ni aux écrits. Il a peu lu : trois ou quatre versets de la bible, des bandes dessinées. Aucun roman ne remplacera sa mémoire.

   Trente ans en arrière, il courait les rues de Beyrouth, poursuivi par le tir d’un sniper. Je l’observais depuis un rempart de sacs de sable. Il pleuvait ce jour là. La balle l’a manqué et a frappé l’enfant qui rêvait à sa fenêtre. Il a attendu sur le trottoir la deuxième balle qui n’est jamais venue. Il s’est remis à marcher et il est passé sous la vitre du rêve, trouée, éclaboussée de sang. Au loin, des détonations sèches rythmaient les tirs de mortier. Il a enjambé des cadavres en pleurant.

   Je suis certain qu’il regrette cette eau nocturne, qu’en y repensant, il a envie de tuer. N’importe qui. Le premier venu.

   Il se souvient de moi. La semaine dernière, il m’a envoyé une carte postale.    Je sais qu’il rôde au Mexique, son étui à violon sanglé à l’épaule, virtuose du désespoir.

Tous photographes

Brisures

Tu parcours le monde en tout sens et tu le découvres en regardant les photos prises la veille. Tu pensais le tenir dans ta main mais c’est lui qui te tient et son reflet ne t’informe pas de sa densité. Tu te rends compte que tu ne connais ni sa beauté ni le cœur des hommes qui l’habitent et encore moins le tien. Tu captures l’image des humains que tu rencontres mais elle reste mystérieuse à tes yeux. Elle est, si tu regardes bien, celle de la mort surprise au travail, l’espace d’un millième de seconde.

   Tu comprends tardivement que le monde n’est nulle part ailleurs que dans le regard des hommes et donc aussi dans le tien, que c’est un continent obscur aux gens comme toi qui croient ne pas déranger l’ordre des choses en l’effleurant de leur œil sec et scrutateur.

   Ta fin sera aussi celle de ce monde où tu vis. Il finira quand tu finiras et renaîtra pour d’autres et tu ne laisseras au mieux qu’une anecdote qui se mêlera à l’histoire humaine et sera l’infime ligne du grand récit qui se nourrit de toute vie et contient toutes les épopées et les mythes et les contes.    À la fin des temps tout aura égale insignifiance et le sol de la planète n’aura gardé aucune trace du passage des cohortes humaines. Encore moins du tien.

Vieux chien

Encore un effort et mon roman « La vie au contraire » sera prêt. A quoi, je ne sais pas. En attendant, en voici un court chapitre

Timbres

Le chien qui pleure s’est posé sur son cul et m’a barré le chemin en me fixant de ses mirettes de cocker. Il m’a appris d’un coup de langue que tu fleurissais toujours sur le terrain vague. Celui de mon esprit mélancolique que personne ne désire viabiliser. Je n’ai pas su quoi lui répondre.

   La dernière lettre que j’ai reçue de toi est vieille de quinze ans. Ton numéro de téléphone y était inscrit en post-scriptum. Je ne t’ai pas appelée. Tu ne me désirais pas au temps où je t’aimais. Tu ne m’as pas donné la priorité au carrefour des illusions. Tu écris, dans ta lettre, qu’il faut qu’on se revoie avant d’être trop vieux et de ne plus se reconnaître. Tu me fais des baisers très doux et tu signes du prénom que j’ai tant psalmodié en t’espérant. Je suis nostalgique de tes lèvres, de leur adolescence vermeille et je redoute la griffe de tes rides actuelles autant que je maudis les miennes.    Si tu veux de mes nouvelles, Lola, cherche-moi dans mon existence virtuelle en gardant de moi l’image dont tu te souviens, même si elle n’est plus d’actualité. Ouvre ton moteur de recherche et tape mon nom, tu me reconnaîtras. Je parle, sur un blog secret, d’un chien qui pleure.

Pater Familias

Famille (photo-montage – J.H)

Dans le cadre posé sur le petit secrétaire, sa photo.

   Assis exactement à l’aplomb du lustre familial, le pater familias expose sa lueur gélatineuse, sa tremblante tyrannie. Il aime la paix et le calme, la silencieuse poussée des plantes. L’indocilité bruyante de sa marmaille le renvoie à l’inconfort permanent de sa propre enfance. Jamais tranquille, jamais à l’abri d’un coup de gueule, d’un coup de pied. Exactement ce qu’il fait subir à sa progéniture au nom de la paix de jardin qu’il désire avoir chez lui après sa journée de travail.

   Son nez veiné de bleu brille à la table des dimanches encombrée de verres souillés et d’enfants ennuyés, le cul boulonné aux chaises droites. Pas parler, pas bouger, pas rire… Ils se moquent intérieurement des vaticinations du grand-père rabiot et subissent les plaisanteries éculées du tonton nabot. Des mots béquilles, mouillés d’alcool, rampent sur les taches de la nappe.

   Jalousé par son frère, calé entre le mépris de sa future veuve et le haineux silence de ses descendants, le père crachote ses amertumes. Du noyau de sa graisseuse enveloppe, le grincement radoteur de ses stéréotypes réactionnaires refait le monde. Le monde refait se fige dans la sauce saindoux du rôti et l’amour échalote luit, verrue brûlée à la  surface de la viande.

   Oublieux de la tare familiale inconsciemment entretenue par des générations de soumis, ses rejetons secrètent une amère bile et dans leurs yeux miradors défilent des hospices où aucun visiteur ne vient.

   Ployant sa fourchette sous le poids de ses doigts épais, le père s’abstrait. Il retrouve des bribes de mémoire, le goût sucré des violettes suçotées en revenant de l’école, le parfum torsadé des chèvrefeuilles étrangleurs.

   Il soupire.

   Dernier verre de marc après le café. Regard noyé, il roule des miettes de vie contre ses ongles endeuillés et marmonne des sons inaudibles, borborygmes fondus dans la digestion collective, velléités qui titubent hors de leur morne caveau et finissent par un rot :    Faudrait une bonne guerre !

COMPASSION

Dessin à la plume et photomontage (J.H)

Lorsque j’étais enfant, j’avais déjà tendance à m’émouvoir face à tous les bancals de l’existence, les infirmes de naissance, les faibles, ceux qui subissent leur sort, sans défense. Ma compassion était fille de mon sentiment de révolte contre un dieu qui, s’il existait, était un créateur sadique ou maladroit, un tâcheron qui avait permis l’injustice et la souffrance. Ou bien j’imaginais un pervers qui avait donné à sa marionnette humaine la capacité de penser, de s’émanciper de son état naturel, tout en le limitant à sa condition de mortel, de maquette inaboutie et impuissante. Il avait dû s’amuser, le Créateur, à pétrir un faux démiurge fanfaronnant face aux forces qui le dominent mais impuissant à les vaincre. Est-Il satisfait de voir sa créature détruire la nature à coups d’innovations techniques, se condamnant ainsi irrémédiablement ?   

Encore maintenant, je retiens mes larmes lorsque je croise un malheur sur pattes : une vieille femme qui fouille les poubelles d’après marché,  ses mollets énormes serrés par des bandes tachées ; la naine qui, chaque matin, attend le bus du Centre d’Aide par le Travail ; un trisomique d’une quarantaine d’année à qui son père fait mille recommandations appuyées sur le quai de la gare. Et le fils marmotte : Tu  me l’as déjà dit, je ne suis plus un enfant. Le père, un homme âgé, portant beau, costume de velours et gilet à l’ancienne, se détourne, paraissant vexé par la réflexion de son fils qui s’approche de lui, appuie la tête sur son épaule en disant, le regard humide : Je t’aime, papa ! Et son père, l’air accablé, lui répond : Je sais bien, je sais bien.  Sur le quai, le fils, qui va prendre son train entré en gare, se retourne tous les deux mètres. Le père lève la main, à peine, tourne le dos et se dirige vers la sortie en s’appuyant sur sa canne.

Un millimètre à l’écart du monde.

Quelques pages de mon roman en cours de finition.

Tu es dans ta voiture garée sur le boulevard et tu sembles arrêté entre deux étages de ta vie. Les piétons filent vers on ne sait quel destin, figurantes dégaines d’une ville où tout est à vendre.

   Tu respires, par la vitre baissée, l’odeur humide de la chaussée, l’haleine carbonée des moteurs. De ta place, le monde te paraît irréel. Tu dois t’efforcer d’y croire tant il est transparent, éloigné de toi.

   Tu repères la beauté déliée d’une passante dont tu imagines le goût iodé de la peau, la tiédeur sucrée de la bouche. Elle fait un pas de côté et se détourne de la misère inscrite en traînées de crasse sur des hardes et des cartons empilés dans une encoignure, évitant de justesse les jambes d’un homme endormi à même le trottoir.

   Tu penses : la souffrance, est-ce le prix à payer pour la contemplation heureuse, au printemps, du battement poudré d’un papillon sous la jupe tzigane des coquelicots ? Une seconde de vie contient-elle les beautés promises par la suivante, la diversité du monde, son centre et ses confins ? Est-ce que, loin d’ici, des passants errent, épiés par un type dans ton genre qui, comme toi, donne peu de chance au hasard en stationnant dans sa forteresse ?

   Ton indolence est incapable d’immobiliser le temps qui joue la montre en clignotant sur le boulevard lorsque les lampes ternissent la nuit naissante.

   La vie s’écoule loin de toi tandis que les enseignes électriques éclairent d’improbables rendez-vous dont tu t’exclus. Tu n’iras pas rejoindre la belle inconnue que tu vois entrer au Cocoa café, celle qui te soustrairait un instant du flot délétère qui noie ta volonté.

   Peu importe quand a commencé cette stase de l’âme. C’est tous les jours en ce moment. Hier, maintenant et demain.

   Tes pensées tournent comme du linge sale dans le tambour d’une machine qui ne lave rien. Tu devrais prendre ce car Azur Provence arrêté au carrefour. Il t’emmènerait vers Nice et ses corsos fleuris, ses odeurs d’anchois, d’olives et de beignets. Tu contemplerais la mer, si bleue pour ceux qui espèrent. En traversant Paris, tu verrais défiler les façades, les baies éclairées, les silhouettes assises sous les hauts plafonds. Autres vies entrevues, ombres interchangeables aux gestes énigmatiques projetées sur les murs des appartements. Le front appuyé contre la vitre, tu surprendrais tes yeux reflétés d’où tomberaient les écailles des vieux horizons.

   Au lieu de cela, tu demeures reclus dans ton œuf de tôle, l’œil rivé sur le mince filament rouge de l’autoradio qui filtre une symphonie que tu n’écoutes pas. Beethoven pourrait aussi bien sampler un tango qu’une chacone rapetassée de rap. La musique est une abstraction impuissante à t’extirper de tes préoccupations.

   Rien n’arrive qui puisse te sauver ou, au moins, t’émouvoir. Un simple petit chagrin, une larme, un reniflement, serait une bénédiction. Par tes pleurs, ton âme renaîtrait à sa source. Tu bats des paupières. Aucune larme  ne vient.

   Dehors, les pneus des voitures chuintent sur le boulevard mouillé. La fille de tout à l’heure sort du Cocoa Café au bras d’un homme bien plus vieux qu’elle. Ils passent devant l’infirme qui s’est assis sur ses cartons, jettent une pièce dans la sébile posée à ses pieds puis s’éloignent. Le mendiant reste impassible sous la pluie fine qui tombe comme une vapeur. Toi, tu l’épies, bien caparaçonné contre un éventuel apitoiement.

   À quel moment de ta vie l’indifférence a-t-elle forgé ton armure ? Serais-tu né convaincu que personne ne peut rien pour personne et qu’au-delà de ta peau le monde est une illusion ?

   Tu trimballes dans ta nuit de tous les jours ton allure incertaine. La férocité gagne autour. Le barbare prospère. Tu fuis l’inconnu et tu doutes de toi.

   En ces moments d’incertitude, tu régurgites ta vie. Des images surgissent : collines de l’enfance, ports de brume, mots d’amour dérivant au fil de l’encre, tumultes, passades. Tu te souviens du bras étroit d’un canal que l’éclusier libérait des marbrures du ciel. Fonds de tiroirs. Fonds de mémoire où les années mortes se flétrissent entre les cartes postales anciennes serrées par un élastique. Photographies où la réalité s’estompe. Visages sans nom,  rues dépeuplées par la mort au creux des vides pliés des papiers jaunis. Et toi errant parmi ce fatras.

   Tu hésites maintenant, alors que la nuit avance, à reprendre ta place dans le trafic où le temps pleut et la vie éclabousse. Tu te demandes comment irriguer ta parcelle de conscience, retrouver le goût d’exister ?

   Pour commencer, noie tes rêveries mortifères, cesse de fréquenter tes fantômes. Casse les aiguilles de givre du Grand Chronomètre. Égorge la méduse qui colonise ta pensée. Si tu n’en as pas la force, demande de l’aide. Tes silences bientôt ne suffiront plus à noyer ses mille têtes. Loin des réverbères, soit, au cœur de l’obscurité, un livreur d’étoiles. Deviens le héros d’un amour retrouvé.

   Aucune révolte ? Tu n’entends pas la chanson de l’espérance ?

   La nuit s’est éteinte. Tu soupires en levant les yeux vers la travée du ciel, claire entre les rives abruptes des immeubles où le dieu Signal alterne ses trois couleurs.

Vert.

Départ ?

Manqué !

Orange.

Lenteur.

Trop tard !

Rouge.

Fin de l’histoire ?

Enfants

dessin encre (J.H)

Enfants affamés de félicité

malgré le deuil des illusions

Quelle est cette perdition

cet abandon

cette saturation de soi-même

Passions injustes

et mal partagées

Dans la figure de la déesse

brille la trahison

comme seul signe du monde

Enfants laminés par les machines

aveugles et fous

sortons des routes tracées

Hutte

…de mon recueil « La patience du sable » (inédit qui cherche un éditeur)

Étendu

sur le parquet inquiet

de ta hutte de mots

dors donc ivre de toi

poète inconnu

Respire en ton sommeil

la poussière d’innocence

au goût de lait

LA BLEUE

Une nouvelle extraite de mon recueil « PASTEL NOIR » chez ZONAIRES EDITIONS

   Il s’est levé en retard. Ses deux petits frères, Alan et Frank, des jumeaux d’une dizaine d’années, prennent leur petit déjeuner. Il leur balance une de ses vannes rituelles mais ils lèvent à peine les yeux de leur assiette de corn-flakes. L’eau coule dans la salle de bain. Sa sœur Peggy qui prend son temps. Il renonce à sa toilette, s’asperge le visage d’eau froide au dessus de l’évier de la cuisine. Le père est déjà au travail et la mère reviendra vers neuf heures de ses ménages matinaux dans les bureaux de la ville. Il pique un reste de poulet dans le frigo, une pomme et un morceau de gruyère et il part.

   Il marche jusqu’à la vieille ville où il erre en craignant le regard des passants. La matinée lui paraît interminable. Un peu avant midi, il descend à la rivière et s’assoit au bord de l’eau, en face de l’île Sainte-Catherine, sous le vieux pont de pierre. Il mange puis se promène dans l’île, s’imaginant explorateur d’un continent mystérieux. Son lourd sac de classe pèse sur ses épaules. Il regrette de ne pas l’avoir allégé. Tout ça pour que ses parents ne se doutent de rien. L’air est poisseux. Il sue. À l’est, le ciel bourgeonne. Un saule pleureur allume ses feuilles dans la lumière d’orage et son reflet parfaitement inverse éclaire la surface sombre de la Marne. Le niveau de l’eau est bas. Les gencives des berges déchaussent des racines entartrées de boue noire. Il ramasse une pierre, la lance. Elle s’incruste dans la vase avec un bruit mat. Un tronc d’arbre barre en partie le bras mort où l’eau stagne. Entre ses branches, le corps en décomposition d’une grosse carpe marque d’une tache jaune les détritus accumulés. La chaleur ranime l’odeur écœurante des matières en putréfaction. Il lui reste une heure à tuer avant d’aller se cacher dans l’entrée d’un immeuble voisin du collège. Il guettera la sortie de ses camarades et les rejoindra, mine de rien. Par chance, la semaine précédente, il a pu soustraire, avant que sa mère ne relève le courrier, la lettre le condamnant à un renvoi d’une journée.  

   D’où il se trouve, il aperçoit, au-delà du méandre, le bras principal de la Marne, large et tranquille. Quelques gouttes picotent la surface huileuse de la rivière. Il réajuste son sac à dos et remonte vers sa cité en passant par de discrètes petites rues pavillonnaires. La pluie devient plus drue puis l’orage se déchaîne. Il court sur le trottoir de l’avenue. Les voitures l’éclaboussent au passage. Il se réfugie sous un Abribus, pose sur le banc son sac à dos maculé de boue. Au moment où il relève la tête, il le voit passer, silhouette massive courbée sur une moto de faible cylindrée qui vaporise les flaques, gorille casqué enserrant entre ses jambes un ridicule coursier customisé d’autocollants fluo. Non, ça ne peut pas être lui ; à cette heure-ci, il trime à l’usine, sur sa chaîne de montage. Il recule précipitamment au fond de l’Abribus et attend, le cœur battant. La pluie martèle le toit. Quelques secondes passent. Ne tenant plus en place, il reprend son sac à dos et tente une sortie. Perdu ! Son père, c’est bien lui, roule au ralenti, sur le trottoir. Dans sa direction. Il se fige, n’ose plus faire un geste malgré la pluie qui le glace. Le paternel met pied à terre et lui désigne l’Abribus où il gare son misérable engin avant d’ôter son casque. Sa chevelure grasse dégouline dans son cou. Il domine son fils de son mètre quatre-vingt-dix. Ses épaules de cuir fument.   

   – T’es pas sur le chemin du collège, ni sur celui de la maison, mon gars. D’où tu viens,  Willie ?

   Il tâte les vêtements de son fils.

   – Des coups à choper la crève ! Tu me réponds, oui ou merde ? Faudrait pas que tu te remettes à faire des conneries.

  À cet instant Willie se souvient que son père était de piquet de grève depuis la veille. Ses cernes désignent sa fatigue et son haleine révèle les nombreuses canettes qu’il a dû s’enfiler avec ses potes devant le feu de pneus qu’ils ont allumé à la porte de l’usine. Il fixe Willie, son index épais brandi devant ses yeux.

   – Normalement, t’as cours à cette heure-ci.

   Willie sent le tremblement dans sa mâchoire. Il bredouille :

   – Le prof de math…

   – Quoi, le prof de math ?

   – Absent, il est absent…

   – Ça n’explique pas ce que tu fous là.

   – Raccompagné Michaël… habite du côté de la Marne. Tu sais, je t’en ai parlé…

   – Connais pas. Je te donne mettons…

   Il consulte sa montre, une copie de Rolex mastoc.

   – Vingt minutes pour être à la maison. Top chrono !

   Willie le regarde enfourcher sa bécane et démarrer dans un nuage bleuté dont l’odeur stagne quelques secondes sous l’abri.

   Quand Willie arrive chez lui – 2ème étage, bâtiment C, cité des Rémouleurs – il trouve son père attablé devant un bol de café au lait géant. Il a enfilé un pull informe, reprisé en de multiples endroits. Sa proéminence abdominale le tient à distance de la table. Il agite une tartine beurrée de la taille d’une demi-baguette sans quitter le bol des yeux.

   – Va mettre quelque chose de sec, faut qu’on cause tous les deux.

   Le ton est glaçant. Willie met un temps infini pour se changer. Son père l’attend en fumant une gitane sans filtre, les yeux à demi plissés et le dos penché en arrière sur sa chaise. Il fait un signe de la main et Willie avance vers lui en tremblant. Le père lâche une bouffée de fumée, écrase sa cigarette dans le bol vide, soupire profondément et se lève. La gifle fait voltiger Willie sur le canapé. Il se frotte la joue. Ses yeux piquent. Surtout, ne pas pleurer. L’oreille gauche bourdonnante, il distingue à peine les vociférations du paternel.

   – Elle est où la lettre du collège, hein, petit connard, t’en as fait quoi ?

   Il a la main levée, lourde et calleuse. Willie baisse la tête, la bouche serrée sur les insultes qui lui viennent à l’esprit. Il reçoit une tape sur le front.

    – Réponds ! Je viens de leur téléphoner. Ils t’ont viré. Tu recommences à sécher les cours de maths, à faire la bleue ! Ça ne t’a pas suffi l’an dernier. Faut que je te démonte la tête ? Quand est-ce que tu comprendras ? T’as envie de finir comme moi, faire un travail de merde, bosser pour que dalle ? Et ta mère, tu la regardes des fois ? Entre vous et ses petits boulots, elle n’a pas une minute à elle. Même plus le temps de lire. Elle aime tant ça ! Cette femme-là, elle aurait aimé avoir ta chance et faire des études. On se prive de tout ! On se crève la paillasse pour que vous soyez bien fringués, que vous alliez  à l’école, que vous bouffiez à votre faim et toi… Avec quatre mômes, tu crois que c’est facile ?

   Willie pense : Si tu mettais des préservatifs, gros tas, on n’en serait pas là !

   Il a dû penser un peu fort. C’est son grand défaut. La cause de nombreuses punitions quand cela lui arrive en classe. Il évite de justesse le poing formidable qui lui frôle le crâne et se précipite dans la salle de bain qu’il ferme à clé. Son père le suit de près. La porte est ébranlée par de violents coups.

   – Tu sors de là, maintenant. Je vais défoncer cette lourde et après ce sera ton tour.

   Le père hurle en frappant la porte du plat de la main. Elle ne va pas tenir longtemps. Willie grimpe sur la machine à laver, ouvre le fenestron, y passe la tête et avise le sol de béton, le muret de la descente de cave, deux étages plus bas.

   – Si tu entres, je me balance par la fenêtre.

   Les coups et les éclats de voix cessent. Willie s’assoit sur le rebord de la baignoire et se prend la tête dans les mains. Il ne retient plus ses larmes, jure de se venger dès qu’il en aura la force, dès qu’il sera assez grand. Il entend des cliquetis autour de la serrure. Le père qui cherche à la dévisser de l’extérieur, qui s’énerve, qui recommence à crier. De plus en plus fort. Willie remonte sur la machine à laver, se penche par la fenêtre. Soudain, son père se tait et il entend distinctement la voix de sa mère, calme, maîtrisée.

   – Qu’est-ce qu’il se passe, ici ?  Tu vas bien dans ta tête, Patrick ? Je te jure que si tu touches encore à un seul cheveu des gosses, tu ne pourras plus dormir tranquille. Je te planterai mes ciseaux dans la gorge.

   Le lendemain, Willie, accompagné de son père, a rendez-vous chez le Conseiller Principal d’Education. Le prof de maths est présent. Le bureau est exigu et le père encombre l’espace de son volume et de ses grands gestes. Willie connaît la rengaine. Il a déjà vécu la scène. 

   – Je vous le répète, messieurs, vissez-le ! C’est mon fils, mais pas de cadeau ! Il faut être dur avec lui. C’est le seul moyen…

   Willie observe les adultes qui se font face, le prof et le CPE bien fringués, cheveux courts, rasés de près et son père débordant d’un jean usé, blouson ouvert sur une chemise à carreaux serrée par un ceinturon clouté, badges du syndicat bien en vue sur son large poitrail, tatouage dépassant de son col…

   Le CPE, après admonestations et menaces de rigueur, accompagne Willie en cours d’anglais ; les élèves planchent sur un exercice. C’est une matière où Willie travaille assidûment comme il le fait aussi en français et en sciences nat. Ailleurs, c’est la débandade. Capable du meilleur comme du pire a résumé le Principal du collège sur son dernier bulletin.

  Les élèves ont relevé la tête de leur devoir, intéressés par le spectacle. Murmures. Le CPE leur intime le silence. Willie gagne sa place. En première ligne, tout près du bureau de la prof.

   – Je vous ramène cet individu, Madame Cazenave. Il passera bientôt en conseil de discipline. Signalez-moi la moindre de ses incartades !

   La prof d’anglais adresse un sourire à Willie

   – Willie est mon meilleur élève, monsieur Marchand, je n’ai pas à m’en plaindre.

   – Eh bien, ce n’est pas l’avis de vos collègues.

   Marchand a haussé le ton, un rictus déforme sa bouche. Willie ne le quitte pas des yeux.

   – Quoi qu’il en soit, ne lui faites aucune concession. Aucune ! Dans son quartier on a que des gens comme ça, tous pareils !

   Il baisse la voix.

– Vous savez, quand on a vu son père, on a tout compris…

   Willie hurle, se lève en furie, renverse sa table, se précipite sur Marchand, le fait tomber à terre et s’enfuit en pleurant

   Après un entretien avec le psychologue, il a le temps de ruminer son amertume durant le mois qu’il passe dans l’appartement du deuxième étage, privé de sortie en attendant qu’on lui trouve une place dans un autre établissement.  

   Sa mère lui demande une fois de plus pourquoi il a réagi ainsi. Le père serre les dents devant un bol de café au lait, bientôt au chômage et fatigué par toutes ces nuits d’occupation d’usine, de manifs.

   Willie reste muet, buté. Il pense : je n’ai pas supporté qu’on vous méprise. Vous ne méritez pas ça.    Cette fois, il a sans doute pensé trop bas. Son père ne l’a pas entendu. Il plonge sa tartine beurrée dans le café en secouant la tête.

Simon

Un personnage de mon roman en cours de finalisation

Une silhouette massive ombrait le verre cathédrale de la porte d’entrée. Le feu était éteint dans la cheminée et les fenêtres, pourtant fermées, laissaient passer un courant d’air froid. Une voix a  brisé le silence

   – Ouvre, Alice. C’est moi, Simon… Le facteur.

   Une voix tranquille, rassurante.

   Je me suis souvenue qu’il fallait soulever la clef pour qu’elle accroche le mécanisme. J’ai entrebâillé la porte. L’homme sur le seuil a d’abord souri puis changé de physionomie en me découvrant. Il semblait tétanisé et n’avait rien d’un postier qui fait sa tournée. Une barbe de trois jours, une cicatrice qui lui sciait l’arête du nez. Trogne inquiétante. J’étais aussi sidérée que lui. Ma main restait sur la poignée. Il m’a dévisagé quelques secondes avant de retrouver la parole.

   – Pardon de vous déranger. Hier, j’ai vu les volets ouverts depuis la rive gauche. Je pensais que la fille du propriétaire était revenue.

   Quand je lui ai annoncé qu’Alice était bien là, j’ai vu son visage s’éclairer

   – Dites lui simplement que Simon est venu. Je reviendrai. Rien d’urgent.

   – Ça vous embête d’attendre un peu ? Je la préviens.

   L’homme a eu un geste fataliste.

  – Bon, alors je vais en profiter pour jeter un œil sur le pin. Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper quand je suis venu tondre.

   Avant de refermer la porte et de donner un tour de clef, j’ai remarqué les bourrelets bruns roses qui fripaient ses mains. Je suis remontée à l’étage, un peu inquiète. Alice finissait de s’habiller.

LUCIE

Une des héroïnes de mon roman en cours de finition.

Moi, j’étais plutôt adepte du style hippie chic : legging noir sous une tunique colorée, même si ça accentuait mon côté longiligne. Quand j’avais le temps, je me tressais quatre nattes nouées en chignon d’où s’échappaient des mèches folles, genre coiffure de chef indien. Sinon, je laissais mes cheveux libres et je choisissais un jupon bohème à volants, bien bigarré. J’avais l’air d’une gitane des beaux quartiers. C’était ma manière d’égayer les murs gris-vert du Centre thérapeutique. Quand j’ai commencé à y travailler, je ressentais la jalousie de mes collègues féminines plus âgées que moi et parfois encalminées dans une vie de famille peu réjouissante. En écoutant patiemment leurs conseils et leurs confidences, j’avais réussi à devenir, pour quelques unes, une sorte de fille de cœur. Sans doute qu’elles me trouvaient un peu foldingue mais je me montrais tellement prévenante et enjouée que leurs préventions se sont vite dissipées. Je mettais un point d’honneur à garder mes états d’âme pour moi. Un jour où je n’aurai rien d’autre à faire, il faudra que j’écrive un traité sur le devoir de bonne humeur en société ou sur la force transformatrice du sourire. Mon bureau était situé au premier étage. Je l’avais enjolivé de tentures ethniques. Les jeux et les livres destinés à mes jeunes patients complétaient le décor. Le tout était très coloré et contrariait l’austérité ambiante. Au moment de la pause, certains de mes collègues venaient dans mon antre déguster une tasse de thé vert à la bergamote ou au jasmin, apaisés par la vapeur des petits bâtonnets d’encens que je ne manquais pas d’allumer. Ce genre de fantaisie n’était pas vraiment apprécié par la surveillante chef qui cherchait à imposer son conformisme aux éducateurs, infirmières et psys de tout poil.

ALICE

Une des deux héroïnes de mon roman en cours de finition.

Elle escalada la butte rocheuse en glissant un peu sur ses tennis et s’assit sur le gazon ras qui poussait au sommet, jambes ballantes dans le vide. Des mouettes s’éloignaient à tire d’aile vers le flamboiement de l’horizon qui virait au violet. Pochade divine. La mer montante roulait avec fracas ses rouleaux sur toute la largeur de la côte et, de temps en temps, une lame plus forte résonnait au fond d’une cavité. Au bout de la plage, là où les rouleaux étaient les plus violents, quelques silhouettes de grenouilles noires, adeptes de bodyboard, rangeaient leur matériel. À l’horizon, les lumières de l’île de Groix commençaient à pointer dans le crépuscule.

   Alice avait un peu froid mais sa migraine s’estompait. Elle se revoyait naviguant vers l’île, son père à la barre de son vieux canot de bois équipé d’une voile au tiers et elle cramponnée au plat bord lorsque le bateau gîtait. Nostalgie et mal de mer en technicolor…

   Il faisait nuit quand elle redescendit de son perchoir presque encerclé par l’eau. Elle longea la plage. La pleine lune courait derrière le moutonnement des nuages et son reflet scintillant était brouillé par les déferlantes. Au loin, les éclats du phare de Pen-Men balayaient la surface agitée de l’océan.

Elle remonta sur le chemin de la lande. Elle n’était pas croyante et pourtant elle s’arrêta longuement pour écouter la rumeur des vagues en imaginant Irina et Vincent heureux, réunis au-delà du temps. Illusoire réconfort avant de rejoindre le décor navrant de sa chambre d’hôtel.

Une vie

Tu nais, un jour ou l’autre.

   Le trajet est périlleux. Tu relèves la tête. Sans voir les détails du chemin. Tu trébuches. On ne t’en veut pas. Ta maladresse adolescente est une preuve de  sincérité.

   Peu à peu, tu gagnes en assurance mais tu as tort de bousculer tes aînés au lieu de les laisser t’apprendre ce que tu ne croiras que tardivement.

   Arrivé à l’âge adulte, tu cherches la perfection. Les défauts dans ton tissage te désespèrent. Tu mets du temps à comprendre que tu n’es pas Dieu, qu’il est inutile de chercher à triompher, et que les vainqueurs d’aujourd’hui seront les vaincus de demain.

   Provocateur et sardonique, tu te tiens hors de la mêlée. Tu désires vivre librement.

   Prends garde ! En cherchant à fustiger les médiocres, tu le deviens. Tu te perds de vue. Tu deviens sombre et secret. Ris plutôt, dévoile tes attirances profondes. Qui se souciera de ta différence ? Au moins, tu seras toi-même et tu te reconnaîtras.  

   Les choses continuent, avec ou sans toi.

   Certains matins, le vide chevauche la brume des prairies. L’étau interne exprime ton jus de vie, ta sauce intime. Tu ressens le mal absolu. La déréliction te gagne. Appâter les requins de ton propre cadavre serait une délivrance.

   La folie te joue son grand air.

   On te soigne.

   Les pilules roses étouffent la pieuvre bavarde nichée en ton cerveau. Tu te réveilles, à peine différent, soulagé de tes maux, intact de toute pensée essentielle. Tu as bu fleuves et mers, peint des yeux sur tes œillères, décroché la lune de sa patère.

   La vie te reprend.

   Tu t’es endurci puisque ta faiblesse n’a pas eu raison de toi. Pas question de disparaître sans connaître la guerre, la vitesse et l’alcool. Toi qui étais si prudent !

   Episodiquement, tu aimes un peu, beaucoup, tu te demandes… Difficile de savoir.

   L’amour n’aura pas ta peau.

   Tu veux survivre à tout prix et mourir de ton vivant. Ta vie résiste aux marchandages de la mort. Tu cherches des raisons d’espérer en lisant les textes sacrés. Pour un peu, tu prierais.

   Eprouvées par la vie quotidienne, tes croyances se fanent. Tes convictions s’effacent.

   Tu maudis ta marche ralentie et la pitié que tu perçois chez les jeunes gens qui te bousculent. Que fais-tu donc dans leurs jambes ? Tu devrais te souvenir.     Tu deviens vraiment superflu.

COMPASSION

Dessin (J.H) + photo retouchée

Lorsque j’étais enfant, j’avais déjà tendance à m’émouvoir face à tous les bancals de l’existence, les infirmes de naissance, les faibles, ceux qui subissent leur sort, sans défense. Ma compassion était fille de mon sentiment de révolte contre un dieu qui, s’il existait, était un créateur sadique ou maladroit, un tâcheron qui avait permis l’injustice et la souffrance. Ou bien j’imaginais un pervers qui avait donné à sa marionnette humaine la capacité de penser, de s’émanciper de son état naturel, tout en le limitant à sa condition de mortel, de maquette inaboutie et impuissante. Il avait dû s’amuser, le Créateur, à pétrir un faux démiurge fanfaronnant face aux forces qui le dominent mais impuissant à les vaincre. Est-Il satisfait de voir sa créature détruire la nature à coups d’innovations techniques, se condamnant ainsi irrémédiablement ?

   Encore maintenant, je retiens mes larmes lorsque je croise un malheur sur pattes : une vieille femme qui fouille les poubelles d’après marché,  ses mollets énormes serrés par des bandes tachées ; la naine qui, chaque matin, attend le bus du Centre d’Aide par le Travail ; un trisomique d’une quarantaine d’année à qui son père fait mille recommandations appuyées sur le quai de la gare. Et le fils marmotte : Tu  me l’as déjà dit, je ne suis plus un enfant. Le père, un homme âgé, portant beau, costume de velours et gilet à l’ancienne, se détourne, paraissant vexé par la réflexion de son fils qui s’approche de lui, appuie la tête sur son épaule en disant, le regard humide : Je t’aime, papa ! Et son père, l’air accablé, lui répond : Je sais bien, je sais bien.  Sur le quai, le fils, qui va prendre son train entré en gare, se retourne tous les deux mètres. Le père lève la main, à peine, tourne le dos et se dirige vers la sortie en s’appuyant sur sa canne.

PORTRAIT POSTHUME

Rien n’est réparable du passé, même si la mémoire sait s’affranchir des fureurs et redorer les icônes.

  Je nous revois, moi suivant la course des nuages dans la clairière de ciel au-dessus de l’étang, lui penché sur le même ciel glissant à la surface de l’eau, sa canne à lancer fermement tenue. Attitude classique du pêcheur qui devine, sous les reflets de l’eau, le brochet merveilleux, le mystère fondamental. Je rejette les poissons que j’attrape dès qu’il a le dos tourné. Peut-être ai-je pitié d’eux plus que de lui.

   Le pique-nique est bien protégé dans la glacière, à l’ombre d’un saule. Mon père est paisible. Il semble heureux de m’avoir à ses côtés. Combien de fois, enfant, me suis-je promis de lui rendre ses coups le jour où je serai assez fort pour l’affronter ? Au moins me faisait-il ressentir mon corps à la différence de ma mère qui détestait me toucher. Je le maudissais, lui et sa violence incontrôlée. Aujourd’hui encore, les colères et les cris me tétanisent. Le moindre reproche, même justifié, me détruit. Je fuis les conflits. J’ai souffert de sa colère et de ses corrections bien après qu’il ne meure. Si je doute parfois qu’il m’ait battu – malgré les traces bien réelles sur mon front – sa voix de rogomme continue de m’effrayer à travers celle de toute personne élevant le ton. C’était pourtant lui qui m’emmenait au Régina, le cinéma du quartier, et qui me fit découvrir, en visitant les musées parisiens, la beauté des Gauguin, des Matisse et des masques africains. À l’époque, j’ignorais l’histoire de son enfance. Je la tiens d’une infirmière qui lui servait de confidente les derniers jours. J’ignorais ses fugues, à sept ans, du côté du Morvan. L’Assistance Publique le brinquebalait d’une famille de rustres à l’autre. Les trempes qu’il recevait le laissaient étendu sur le carreau. Il se souvenait de sa perpétuelle fringale et du froid lorsqu’il dormait dehors. Ses frayeurs d’alors s’étaient muées en une anxiété qui ne l’avait plus jamais quitté. Moisissure de l’âme déterminant toutes ses réactions.

   Je le craignais, étonné parfois d’un geste de tendresse à peine ébauché mais j’admirais secrètement sa connaissance du latin des plantes et son coup de crayon quand il inventait des jardins. J’en prenais de la graine.

   Je le dessine allongé dans son cercueil, de mémoire. Son menton proéminent cache une cravate que je ne lui connais pas. On a coupé court ses cheveux blancs. Il a les mains croisées sur un costume en laine qui ne le réchauffe plus.

   Je cache mon dessin entre les pages d’un roman et je le retrouve des années plus tard, à une époque où je ne veux me souvenir que des bons moments.

   Le portrait est ressemblant.

MYTHOMANE

Il exhibe ses mille vies. Comme si sa biographie éclairait l’humanité. Il affirme être le fils aîné d’une immigrée italienne bavarde et d’un père taiseux, rejeton putatif d’un baron français producteur de houblon.

   Adolescent mélancolique, les mots le sauvent de ses peines. Il égaye de son verbe déluré la banlieue où il vit. Dommage qu’il porte la guerre en lui !

   Volontaire, il est blessé grièvement sur le front de l’Amour. Décoré, bardé de croix, il rédige ses mémoires pendant sa convalescence. Il rêve à l’Autriche du 19 ème siècle, à ses plumes, à ses ors, sans bouger de son lit.

   Découragé, misérable, il accepte un poste de brancardier dans une maison de santé. La sienne décline. Sa maigreur fait peur. Il en fait un atout et devient funambule par légèreté.

   Lassé du cirque, il s’exile à Avignon, visite le palais, y rencontre le pape et sa mule, vante, face à eux, la confusion des races, le mélange des cultures. La mule est d’accord avec lui.

   Il aime l’odeur aillée de la ville, sa languide intensité, ses propres attitudes magnifiques sur les remparts. Il voudrait qu’un ouragan le transporte aux quatre coins de la terre. Il coloniserait tous les esprits et vivrait un siècle en chaque homme. L’éternité ne le lasserait pas.

   Il aimerait se sentir bien partout, y compris dans sa peau.