LA BLEUE

Une nouvelle extraite de mon recueil « PASTEL NOIR » chez ZONAIRES EDITIONS

   Il s’est levé en retard. Ses deux petits frères, Alan et Frank, des jumeaux d’une dizaine d’années, prennent leur petit déjeuner. Il leur balance une de ses vannes rituelles mais ils lèvent à peine les yeux de leur assiette de corn-flakes. L’eau coule dans la salle de bain. Sa sœur Peggy qui prend son temps. Il renonce à sa toilette, s’asperge le visage d’eau froide au dessus de l’évier de la cuisine. Le père est déjà au travail et la mère reviendra vers neuf heures de ses ménages matinaux dans les bureaux de la ville. Il pique un reste de poulet dans le frigo, une pomme et un morceau de gruyère et il part.

   Il marche jusqu’à la vieille ville où il erre en craignant le regard des passants. La matinée lui paraît interminable. Un peu avant midi, il descend à la rivière et s’assoit au bord de l’eau, en face de l’île Sainte-Catherine, sous le vieux pont de pierre. Il mange puis se promène dans l’île, s’imaginant explorateur d’un continent mystérieux. Son lourd sac de classe pèse sur ses épaules. Il regrette de ne pas l’avoir allégé. Tout ça pour que ses parents ne se doutent de rien. L’air est poisseux. Il sue. À l’est, le ciel bourgeonne. Un saule pleureur allume ses feuilles dans la lumière d’orage et son reflet parfaitement inverse éclaire la surface sombre de la Marne. Le niveau de l’eau est bas. Les gencives des berges déchaussent des racines entartrées de boue noire. Il ramasse une pierre, la lance. Elle s’incruste dans la vase avec un bruit mat. Un tronc d’arbre barre en partie le bras mort où l’eau stagne. Entre ses branches, le corps en décomposition d’une grosse carpe marque d’une tache jaune les détritus accumulés. La chaleur ranime l’odeur écœurante des matières en putréfaction. Il lui reste une heure à tuer avant d’aller se cacher dans l’entrée d’un immeuble voisin du collège. Il guettera la sortie de ses camarades et les rejoindra, mine de rien. Par chance, la semaine précédente, il a pu soustraire, avant que sa mère ne relève le courrier, la lettre le condamnant à un renvoi d’une journée.  

   D’où il se trouve, il aperçoit, au-delà du méandre, le bras principal de la Marne, large et tranquille. Quelques gouttes picotent la surface huileuse de la rivière. Il réajuste son sac à dos et remonte vers sa cité en passant par de discrètes petites rues pavillonnaires. La pluie devient plus drue puis l’orage se déchaîne. Il court sur le trottoir de l’avenue. Les voitures l’éclaboussent au passage. Il se réfugie sous un Abribus, pose sur le banc son sac à dos maculé de boue. Au moment où il relève la tête, il le voit passer, silhouette massive courbée sur une moto de faible cylindrée qui vaporise les flaques, gorille casqué enserrant entre ses jambes un ridicule coursier customisé d’autocollants fluo. Non, ça ne peut pas être lui ; à cette heure-ci, il trime à l’usine, sur sa chaîne de montage. Il recule précipitamment au fond de l’Abribus et attend, le cœur battant. La pluie martèle le toit. Quelques secondes passent. Ne tenant plus en place, il reprend son sac à dos et tente une sortie. Perdu ! Son père, c’est bien lui, roule au ralenti, sur le trottoir. Dans sa direction. Il se fige, n’ose plus faire un geste malgré la pluie qui le glace. Le paternel met pied à terre et lui désigne l’Abribus où il gare son misérable engin avant d’ôter son casque. Sa chevelure grasse dégouline dans son cou. Il domine son fils de son mètre quatre-vingt-dix. Ses épaules de cuir fument.   

   – T’es pas sur le chemin du collège, ni sur celui de la maison, mon gars. D’où tu viens,  Willie ?

   Il tâte les vêtements de son fils.

   – Des coups à choper la crève ! Tu me réponds, oui ou merde ? Faudrait pas que tu te remettes à faire des conneries.

  À cet instant Willie se souvient que son père était de piquet de grève depuis la veille. Ses cernes désignent sa fatigue et son haleine révèle les nombreuses canettes qu’il a dû s’enfiler avec ses potes devant le feu de pneus qu’ils ont allumé à la porte de l’usine. Il fixe Willie, son index épais brandi devant ses yeux.

   – Normalement, t’as cours à cette heure-ci.

   Willie sent le tremblement dans sa mâchoire. Il bredouille :

   – Le prof de math…

   – Quoi, le prof de math ?

   – Absent, il est absent…

   – Ça n’explique pas ce que tu fous là.

   – Raccompagné Michaël… habite du côté de la Marne. Tu sais, je t’en ai parlé…

   – Connais pas. Je te donne mettons…

   Il consulte sa montre, une copie de Rolex mastoc.

   – Vingt minutes pour être à la maison. Top chrono !

   Willie le regarde enfourcher sa bécane et démarrer dans un nuage bleuté dont l’odeur stagne quelques secondes sous l’abri.

   Quand Willie arrive chez lui – 2ème étage, bâtiment C, cité des Rémouleurs – il trouve son père attablé devant un bol de café au lait géant. Il a enfilé un pull informe, reprisé en de multiples endroits. Sa proéminence abdominale le tient à distance de la table. Il agite une tartine beurrée de la taille d’une demi-baguette sans quitter le bol des yeux.

   – Va mettre quelque chose de sec, faut qu’on cause tous les deux.

   Le ton est glaçant. Willie met un temps infini pour se changer. Son père l’attend en fumant une gitane sans filtre, les yeux à demi plissés et le dos penché en arrière sur sa chaise. Il fait un signe de la main et Willie avance vers lui en tremblant. Le père lâche une bouffée de fumée, écrase sa cigarette dans le bol vide, soupire profondément et se lève. La gifle fait voltiger Willie sur le canapé. Il se frotte la joue. Ses yeux piquent. Surtout, ne pas pleurer. L’oreille gauche bourdonnante, il distingue à peine les vociférations du paternel.

   – Elle est où la lettre du collège, hein, petit connard, t’en as fait quoi ?

   Il a la main levée, lourde et calleuse. Willie baisse la tête, la bouche serrée sur les insultes qui lui viennent à l’esprit. Il reçoit une tape sur le front.

    – Réponds ! Je viens de leur téléphoner. Ils t’ont viré. Tu recommences à sécher les cours de maths, à faire la bleue ! Ça ne t’a pas suffi l’an dernier. Faut que je te démonte la tête ? Quand est-ce que tu comprendras ? T’as envie de finir comme moi, faire un travail de merde, bosser pour que dalle ? Et ta mère, tu la regardes des fois ? Entre vous et ses petits boulots, elle n’a pas une minute à elle. Même plus le temps de lire. Elle aime tant ça ! Cette femme-là, elle aurait aimé avoir ta chance et faire des études. On se prive de tout ! On se crève la paillasse pour que vous soyez bien fringués, que vous alliez  à l’école, que vous bouffiez à votre faim et toi… Avec quatre mômes, tu crois que c’est facile ?

   Willie pense : Si tu mettais des préservatifs, gros tas, on n’en serait pas là !

   Il a dû penser un peu fort. C’est son grand défaut. La cause de nombreuses punitions quand cela lui arrive en classe. Il évite de justesse le poing formidable qui lui frôle le crâne et se précipite dans la salle de bain qu’il ferme à clé. Son père le suit de près. La porte est ébranlée par de violents coups.

   – Tu sors de là, maintenant. Je vais défoncer cette lourde et après ce sera ton tour.

   Le père hurle en frappant la porte du plat de la main. Elle ne va pas tenir longtemps. Willie grimpe sur la machine à laver, ouvre le fenestron, y passe la tête et avise le sol de béton, le muret de la descente de cave, deux étages plus bas.

   – Si tu entres, je me balance par la fenêtre.

   Les coups et les éclats de voix cessent. Willie s’assoit sur le rebord de la baignoire et se prend la tête dans les mains. Il ne retient plus ses larmes, jure de se venger dès qu’il en aura la force, dès qu’il sera assez grand. Il entend des cliquetis autour de la serrure. Le père qui cherche à la dévisser de l’extérieur, qui s’énerve, qui recommence à crier. De plus en plus fort. Willie remonte sur la machine à laver, se penche par la fenêtre. Soudain, son père se tait et il entend distinctement la voix de sa mère, calme, maîtrisée.

   – Qu’est-ce qu’il se passe, ici ?  Tu vas bien dans ta tête, Patrick ? Je te jure que si tu touches encore à un seul cheveu des gosses, tu ne pourras plus dormir tranquille. Je te planterai mes ciseaux dans la gorge.

   Le lendemain, Willie, accompagné de son père, a rendez-vous chez le Conseiller Principal d’Education. Le prof de maths est présent. Le bureau est exigu et le père encombre l’espace de son volume et de ses grands gestes. Willie connaît la rengaine. Il a déjà vécu la scène. 

   – Je vous le répète, messieurs, vissez-le ! C’est mon fils, mais pas de cadeau ! Il faut être dur avec lui. C’est le seul moyen…

   Willie observe les adultes qui se font face, le prof et le CPE bien fringués, cheveux courts, rasés de près et son père débordant d’un jean usé, blouson ouvert sur une chemise à carreaux serrée par un ceinturon clouté, badges du syndicat bien en vue sur son large poitrail, tatouage dépassant de son col…

   Le CPE, après admonestations et menaces de rigueur, accompagne Willie en cours d’anglais ; les élèves planchent sur un exercice. C’est une matière où Willie travaille assidûment comme il le fait aussi en français et en sciences nat. Ailleurs, c’est la débandade. Capable du meilleur comme du pire a résumé le Principal du collège sur son dernier bulletin.

  Les élèves ont relevé la tête de leur devoir, intéressés par le spectacle. Murmures. Le CPE leur intime le silence. Willie gagne sa place. En première ligne, tout près du bureau de la prof.

   – Je vous ramène cet individu, Madame Cazenave. Il passera bientôt en conseil de discipline. Signalez-moi la moindre de ses incartades !

   La prof d’anglais adresse un sourire à Willie

   – Willie est mon meilleur élève, monsieur Marchand, je n’ai pas à m’en plaindre.

   – Eh bien, ce n’est pas l’avis de vos collègues.

   Marchand a haussé le ton, un rictus déforme sa bouche. Willie ne le quitte pas des yeux.

   – Quoi qu’il en soit, ne lui faites aucune concession. Aucune ! Dans son quartier on a que des gens comme ça, tous pareils !

   Il baisse la voix.

– Vous savez, quand on a vu son père, on a tout compris…

   Willie hurle, se lève en furie, renverse sa table, se précipite sur Marchand, le fait tomber à terre et s’enfuit en pleurant

   Après un entretien avec le psychologue, il a le temps de ruminer son amertume durant le mois qu’il passe dans l’appartement du deuxième étage, privé de sortie en attendant qu’on lui trouve une place dans un autre établissement.  

   Sa mère lui demande une fois de plus pourquoi il a réagi ainsi. Le père serre les dents devant un bol de café au lait, bientôt au chômage et fatigué par toutes ces nuits d’occupation d’usine, de manifs.

   Willie reste muet, buté. Il pense : je n’ai pas supporté qu’on vous méprise. Vous ne méritez pas ça.    Cette fois, il a sans doute pensé trop bas. Son père ne l’a pas entendu. Il plonge sa tartine beurrée dans le café en secouant la tête.

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