ZOUBIR

Un extrait de mon roman « Le réveil du crabe lune » (paru chez Zonaires éditions)

L’hôtel de la Marne faisait l’angle de deux rues pavées dans le vieux Certeuil.

    Ma chambre – odeur d’encaustique et de papier moisi – donnait sur l’arrière cour d’un marchand de motos. Une ruelle descendait vers un bras mort de la Marne.

    Une douche fraîche m’a permis de renaître d’une quinzaine d’heures de sommeil. Mes pas laissaient une trace humide sur le parquet. Preuve que j’étais vivant. Dans le miroir piqué de rouille, en voyant mon image fatiguée, je me suis trouvé une ressemblance avec mon père. Pathétique ! La chambre minable rétrécissait à vue d’œil.

    Je suis sorti.

    La chaleur vaporisait les trottoirs déserts. Je suis allé vers le jardin public, au bout d’une rue qui finissait en cul de sac. Une portion intacte de mon enfance.

   Rien ne semblait avoir changé. Le monument aux morts était toujours gardé par quatre obus de pierre. Les noms s’effaçaient sous la rouille du lichen. Le petit bois qui descendait vers la Marne abritait maintenant un parcours de santé, des espaces de jeux, mais le grand chêne était toujours là, dominant les autres arbres. Zoubir et moi, y avions construit une plate forme avec des morceaux de bois volés sur les chantiers des environs. C’était notre royaume secret. On avait peut-être une dizaine d’années. Cette cabane se trouvait à quatre mètres du sol. Zoubir se prenait pour Tarzan mais il avait encore des progrès à faire pour devenir le roi de la jungle. Je me foutais de lui, de sa prudence exaspérante quand il passait d’une branche à l’autre. Un jour, je l’ai abandonné sur son perchoir et je suis revenu avec un sac chargé : saucisson, jambon, baguette, chocolat, un litre de vin rouge, des malabars… Le tout acheté avec les sous glanés comme d’habitude dans le porte monnaie de ma mère ou les poches de mon père. Zoubir a protesté.

   – Du porc ! Ma parole, t’es maboul ! Mon père va me tuer !

   – Pourquoi il saurait ? Tu vas lui raconter ? En plus, c’est du cheval. Je te jure !

   J’avais discrètement arraché l’étiquette représentant un cochon rose, hilare, indécent et je lui avais tendu une moitié de sauc’.

   – Cul béni, va !

   Il avait eu un regard soupçonneux avant de plonger et replonger ses dents dans la chair grasse. Ensuite, il avait bu une bonne rasade de vin pour combattre le sel de la charcuterie. Zob à la sobriété ! Pour le faire rire, je m’étais fourré des morceaux de couenne de jambon dans les narines en guise de morve et je lui avais avoué ma trahison en exhibant l’étiquette. La tête cassée par le gros rouge, il s’en était fait un badge. Je me sentais une âme de missionnaire païen. Quand on a regagné notre cité, la nuit était tombée depuis longtemps. L’insigne porcin que Zoubir avait  oublié de décoller lui avait valu une raclée purificatrice. Le lendemain, sa paupière gauche tombait sur un œil au beurre noir.

    Le chêne avait depuis longtemps digéré la cabane, les peaux de saucisson et l’image de Zoubir. En caressant son écorce, je me suis souvenu d’un temps où le monde était à peu près en ordre, où chaque odeur, chaque événement, chaque rencontre, participait au plaisir de vivre; où la mort n’était qu’une idée flottante, lointaine, aussi peu dérangeante qu’une bruine d’été.

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