LA BLEUE

Une nouvelle extraite de mon recueil « PASTEL NOIR » chez ZONAIRES EDITIONS

   Il s’est levé en retard. Ses deux petits frères, Alan et Frank, des jumeaux d’une dizaine d’années, prennent leur petit déjeuner. Il leur balance une de ses vannes rituelles mais ils lèvent à peine les yeux de leur assiette de corn-flakes. L’eau coule dans la salle de bain. Sa sœur Peggy qui prend son temps. Il renonce à sa toilette, s’asperge le visage d’eau froide au dessus de l’évier de la cuisine. Le père est déjà au travail et la mère reviendra vers neuf heures de ses ménages matinaux dans les bureaux de la ville. Il pique un reste de poulet dans le frigo, une pomme et un morceau de gruyère et il part.

   Il marche jusqu’à la vieille ville où il erre en craignant le regard des passants. La matinée lui paraît interminable. Un peu avant midi, il descend à la rivière et s’assoit au bord de l’eau, en face de l’île Sainte-Catherine, sous le vieux pont de pierre. Il mange puis se promène dans l’île, s’imaginant explorateur d’un continent mystérieux. Son lourd sac de classe pèse sur ses épaules. Il regrette de ne pas l’avoir allégé. Tout ça pour que ses parents ne se doutent de rien. L’air est poisseux. Il sue. À l’est, le ciel bourgeonne. Un saule pleureur allume ses feuilles dans la lumière d’orage et son reflet parfaitement inverse éclaire la surface sombre de la Marne. Le niveau de l’eau est bas. Les gencives des berges déchaussent des racines entartrées de boue noire. Il ramasse une pierre, la lance. Elle s’incruste dans la vase avec un bruit mat. Un tronc d’arbre barre en partie le bras mort où l’eau stagne. Entre ses branches, le corps en décomposition d’une grosse carpe marque d’une tache jaune les détritus accumulés. La chaleur ranime l’odeur écœurante des matières en putréfaction. Il lui reste une heure à tuer avant d’aller se cacher dans l’entrée d’un immeuble voisin du collège. Il guettera la sortie de ses camarades et les rejoindra, mine de rien. Par chance, la semaine précédente, il a pu soustraire, avant que sa mère ne relève le courrier, la lettre le condamnant à un renvoi d’une journée.  

   D’où il se trouve, il aperçoit, au-delà du méandre, le bras principal de la Marne, large et tranquille. Quelques gouttes picotent la surface huileuse de la rivière. Il réajuste son sac à dos et remonte vers sa cité en passant par de discrètes petites rues pavillonnaires. La pluie devient plus drue puis l’orage se déchaîne. Il court sur le trottoir de l’avenue. Les voitures l’éclaboussent au passage. Il se réfugie sous un Abribus, pose sur le banc son sac à dos maculé de boue. Au moment où il relève la tête, il le voit passer, silhouette massive courbée sur une moto de faible cylindrée qui vaporise les flaques, gorille casqué enserrant entre ses jambes un ridicule coursier customisé d’autocollants fluo. Non, ça ne peut pas être lui ; à cette heure-ci, il trime à l’usine, sur sa chaîne de montage. Il recule précipitamment au fond de l’Abribus et attend, le cœur battant. La pluie martèle le toit. Quelques secondes passent. Ne tenant plus en place, il reprend son sac à dos et tente une sortie. Perdu ! Son père, c’est bien lui, roule au ralenti, sur le trottoir. Dans sa direction. Il se fige, n’ose plus faire un geste malgré la pluie qui le glace. Le paternel met pied à terre et lui désigne l’Abribus où il gare son misérable engin avant d’ôter son casque. Sa chevelure grasse dégouline dans son cou. Il domine son fils de son mètre quatre-vingt-dix. Ses épaules de cuir fument.   

   – T’es pas sur le chemin du collège, ni sur celui de la maison, mon gars. D’où tu viens,  Willie ?

   Il tâte les vêtements de son fils.

   – Des coups à choper la crève ! Tu me réponds, oui ou merde ? Faudrait pas que tu te remettes à faire des conneries.

  À cet instant Willie se souvient que son père était de piquet de grève depuis la veille. Ses cernes désignent sa fatigue et son haleine révèle les nombreuses canettes qu’il a dû s’enfiler avec ses potes devant le feu de pneus qu’ils ont allumé à la porte de l’usine. Il fixe Willie, son index épais brandi devant ses yeux.

   – Normalement, t’as cours à cette heure-ci.

   Willie sent le tremblement dans sa mâchoire. Il bredouille :

   – Le prof de math…

   – Quoi, le prof de math ?

   – Absent, il est absent…

   – Ça n’explique pas ce que tu fous là.

   – Raccompagné Michaël… habite du côté de la Marne. Tu sais, je t’en ai parlé…

   – Connais pas. Je te donne mettons…

   Il consulte sa montre, une copie de Rolex mastoc.

   – Vingt minutes pour être à la maison. Top chrono !

   Willie le regarde enfourcher sa bécane et démarrer dans un nuage bleuté dont l’odeur stagne quelques secondes sous l’abri.

   Quand Willie arrive chez lui – 2ème étage, bâtiment C, cité des Rémouleurs – il trouve son père attablé devant un bol de café au lait géant. Il a enfilé un pull informe, reprisé en de multiples endroits. Sa proéminence abdominale le tient à distance de la table. Il agite une tartine beurrée de la taille d’une demi-baguette sans quitter le bol des yeux.

   – Va mettre quelque chose de sec, faut qu’on cause tous les deux.

   Le ton est glaçant. Willie met un temps infini pour se changer. Son père l’attend en fumant une gitane sans filtre, les yeux à demi plissés et le dos penché en arrière sur sa chaise. Il fait un signe de la main et Willie avance vers lui en tremblant. Le père lâche une bouffée de fumée, écrase sa cigarette dans le bol vide, soupire profondément et se lève. La gifle fait voltiger Willie sur le canapé. Il se frotte la joue. Ses yeux piquent. Surtout, ne pas pleurer. L’oreille gauche bourdonnante, il distingue à peine les vociférations du paternel.

   – Elle est où la lettre du collège, hein, petit connard, t’en as fait quoi ?

   Il a la main levée, lourde et calleuse. Willie baisse la tête, la bouche serrée sur les insultes qui lui viennent à l’esprit. Il reçoit une tape sur le front.

    – Réponds ! Je viens de leur téléphoner. Ils t’ont viré. Tu recommences à sécher les cours de maths, à faire la bleue ! Ça ne t’a pas suffi l’an dernier. Faut que je te démonte la tête ? Quand est-ce que tu comprendras ? T’as envie de finir comme moi, faire un travail de merde, bosser pour que dalle ? Et ta mère, tu la regardes des fois ? Entre vous et ses petits boulots, elle n’a pas une minute à elle. Même plus le temps de lire. Elle aime tant ça ! Cette femme-là, elle aurait aimé avoir ta chance et faire des études. On se prive de tout ! On se crève la paillasse pour que vous soyez bien fringués, que vous alliez  à l’école, que vous bouffiez à votre faim et toi… Avec quatre mômes, tu crois que c’est facile ?

   Willie pense : Si tu mettais des préservatifs, gros tas, on n’en serait pas là !

   Il a dû penser un peu fort. C’est son grand défaut. La cause de nombreuses punitions quand cela lui arrive en classe. Il évite de justesse le poing formidable qui lui frôle le crâne et se précipite dans la salle de bain qu’il ferme à clé. Son père le suit de près. La porte est ébranlée par de violents coups.

   – Tu sors de là, maintenant. Je vais défoncer cette lourde et après ce sera ton tour.

   Le père hurle en frappant la porte du plat de la main. Elle ne va pas tenir longtemps. Willie grimpe sur la machine à laver, ouvre le fenestron, y passe la tête et avise le sol de béton, le muret de la descente de cave, deux étages plus bas.

   – Si tu entres, je me balance par la fenêtre.

   Les coups et les éclats de voix cessent. Willie s’assoit sur le rebord de la baignoire et se prend la tête dans les mains. Il ne retient plus ses larmes, jure de se venger dès qu’il en aura la force, dès qu’il sera assez grand. Il entend des cliquetis autour de la serrure. Le père qui cherche à la dévisser de l’extérieur, qui s’énerve, qui recommence à crier. De plus en plus fort. Willie remonte sur la machine à laver, se penche par la fenêtre. Soudain, son père se tait et il entend distinctement la voix de sa mère, calme, maîtrisée.

   – Qu’est-ce qu’il se passe, ici ?  Tu vas bien dans ta tête, Patrick ? Je te jure que si tu touches encore à un seul cheveu des gosses, tu ne pourras plus dormir tranquille. Je te planterai mes ciseaux dans la gorge.

   Le lendemain, Willie, accompagné de son père, a rendez-vous chez le Conseiller Principal d’Education. Le prof de maths est présent. Le bureau est exigu et le père encombre l’espace de son volume et de ses grands gestes. Willie connaît la rengaine. Il a déjà vécu la scène. 

   – Je vous le répète, messieurs, vissez-le ! C’est mon fils, mais pas de cadeau ! Il faut être dur avec lui. C’est le seul moyen…

   Willie observe les adultes qui se font face, le prof et le CPE bien fringués, cheveux courts, rasés de près et son père débordant d’un jean usé, blouson ouvert sur une chemise à carreaux serrée par un ceinturon clouté, badges du syndicat bien en vue sur son large poitrail, tatouage dépassant de son col…

   Le CPE, après admonestations et menaces de rigueur, accompagne Willie en cours d’anglais ; les élèves planchent sur un exercice. C’est une matière où Willie travaille assidûment comme il le fait aussi en français et en sciences nat. Ailleurs, c’est la débandade. Capable du meilleur comme du pire a résumé le Principal du collège sur son dernier bulletin.

  Les élèves ont relevé la tête de leur devoir, intéressés par le spectacle. Murmures. Le CPE leur intime le silence. Willie gagne sa place. En première ligne, tout près du bureau de la prof.

   – Je vous ramène cet individu, Madame Cazenave. Il passera bientôt en conseil de discipline. Signalez-moi la moindre de ses incartades !

   La prof d’anglais adresse un sourire à Willie

   – Willie est mon meilleur élève, monsieur Marchand, je n’ai pas à m’en plaindre.

   – Eh bien, ce n’est pas l’avis de vos collègues.

   Marchand a haussé le ton, un rictus déforme sa bouche. Willie ne le quitte pas des yeux.

   – Quoi qu’il en soit, ne lui faites aucune concession. Aucune ! Dans son quartier on a que des gens comme ça, tous pareils !

   Il baisse la voix.

– Vous savez, quand on a vu son père, on a tout compris…

   Willie hurle, se lève en furie, renverse sa table, se précipite sur Marchand, le fait tomber à terre et s’enfuit en pleurant

   Après un entretien avec le psychologue, il a le temps de ruminer son amertume durant le mois qu’il passe dans l’appartement du deuxième étage, privé de sortie en attendant qu’on lui trouve une place dans un autre établissement.  

   Sa mère lui demande une fois de plus pourquoi il a réagi ainsi. Le père serre les dents devant un bol de café au lait, bientôt au chômage et fatigué par toutes ces nuits d’occupation d’usine, de manifs.

   Willie reste muet, buté. Il pense : je n’ai pas supporté qu’on vous méprise. Vous ne méritez pas ça.    Cette fois, il a sans doute pensé trop bas. Son père ne l’a pas entendu. Il plonge sa tartine beurrée dans le café en secouant la tête.

Simon

Un personnage de mon roman en cours de finalisation

Une silhouette massive ombrait le verre cathédrale de la porte d’entrée. Le feu était éteint dans la cheminée et les fenêtres, pourtant fermées, laissaient passer un courant d’air froid. Une voix a  brisé le silence

   – Ouvre, Alice. C’est moi, Simon… Le facteur.

   Une voix tranquille, rassurante.

   Je me suis souvenue qu’il fallait soulever la clef pour qu’elle accroche le mécanisme. J’ai entrebâillé la porte. L’homme sur le seuil a d’abord souri puis changé de physionomie en me découvrant. Il semblait tétanisé et n’avait rien d’un postier qui fait sa tournée. Une barbe de trois jours, une cicatrice qui lui sciait l’arête du nez. Trogne inquiétante. J’étais aussi sidérée que lui. Ma main restait sur la poignée. Il m’a dévisagé quelques secondes avant de retrouver la parole.

   – Pardon de vous déranger. Hier, j’ai vu les volets ouverts depuis la rive gauche. Je pensais que la fille du propriétaire était revenue.

   Quand je lui ai annoncé qu’Alice était bien là, j’ai vu son visage s’éclairer

   – Dites lui simplement que Simon est venu. Je reviendrai. Rien d’urgent.

   – Ça vous embête d’attendre un peu ? Je la préviens.

   L’homme a eu un geste fataliste.

  – Bon, alors je vais en profiter pour jeter un œil sur le pin. Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper quand je suis venu tondre.

   Avant de refermer la porte et de donner un tour de clef, j’ai remarqué les bourrelets bruns roses qui fripaient ses mains. Je suis remontée à l’étage, un peu inquiète. Alice finissait de s’habiller.

LUCIE

Une des héroïnes de mon roman en cours de finition.

Moi, j’étais plutôt adepte du style hippie chic : legging noir sous une tunique colorée, même si ça accentuait mon côté longiligne. Quand j’avais le temps, je me tressais quatre nattes nouées en chignon d’où s’échappaient des mèches folles, genre coiffure de chef indien. Sinon, je laissais mes cheveux libres et je choisissais un jupon bohème à volants, bien bigarré. J’avais l’air d’une gitane des beaux quartiers. C’était ma manière d’égayer les murs gris-vert du Centre thérapeutique. Quand j’ai commencé à y travailler, je ressentais la jalousie de mes collègues féminines plus âgées que moi et parfois encalminées dans une vie de famille peu réjouissante. En écoutant patiemment leurs conseils et leurs confidences, j’avais réussi à devenir, pour quelques unes, une sorte de fille de cœur. Sans doute qu’elles me trouvaient un peu foldingue mais je me montrais tellement prévenante et enjouée que leurs préventions se sont vite dissipées. Je mettais un point d’honneur à garder mes états d’âme pour moi. Un jour où je n’aurai rien d’autre à faire, il faudra que j’écrive un traité sur le devoir de bonne humeur en société ou sur la force transformatrice du sourire. Mon bureau était situé au premier étage. Je l’avais enjolivé de tentures ethniques. Les jeux et les livres destinés à mes jeunes patients complétaient le décor. Le tout était très coloré et contrariait l’austérité ambiante. Au moment de la pause, certains de mes collègues venaient dans mon antre déguster une tasse de thé vert à la bergamote ou au jasmin, apaisés par la vapeur des petits bâtonnets d’encens que je ne manquais pas d’allumer. Ce genre de fantaisie n’était pas vraiment apprécié par la surveillante chef qui cherchait à imposer son conformisme aux éducateurs, infirmières et psys de tout poil.

ALICE

Une des deux héroïnes de mon roman en cours de finition.

Elle escalada la butte rocheuse en glissant un peu sur ses tennis et s’assit sur le gazon ras qui poussait au sommet, jambes ballantes dans le vide. Des mouettes s’éloignaient à tire d’aile vers le flamboiement de l’horizon qui virait au violet. Pochade divine. La mer montante roulait avec fracas ses rouleaux sur toute la largeur de la côte et, de temps en temps, une lame plus forte résonnait au fond d’une cavité. Au bout de la plage, là où les rouleaux étaient les plus violents, quelques silhouettes de grenouilles noires, adeptes de bodyboard, rangeaient leur matériel. À l’horizon, les lumières de l’île de Groix commençaient à pointer dans le crépuscule.

   Alice avait un peu froid mais sa migraine s’estompait. Elle se revoyait naviguant vers l’île, son père à la barre de son vieux canot de bois équipé d’une voile au tiers et elle cramponnée au plat bord lorsque le bateau gîtait. Nostalgie et mal de mer en technicolor…

   Il faisait nuit quand elle redescendit de son perchoir presque encerclé par l’eau. Elle longea la plage. La pleine lune courait derrière le moutonnement des nuages et son reflet scintillant était brouillé par les déferlantes. Au loin, les éclats du phare de Pen-Men balayaient la surface agitée de l’océan.

Elle remonta sur le chemin de la lande. Elle n’était pas croyante et pourtant elle s’arrêta longuement pour écouter la rumeur des vagues en imaginant Irina et Vincent heureux, réunis au-delà du temps. Illusoire réconfort avant de rejoindre le décor navrant de sa chambre d’hôtel.

Une vie

Tu nais, un jour ou l’autre.

   Le trajet est périlleux. Tu relèves la tête. Sans voir les détails du chemin. Tu trébuches. On ne t’en veut pas. Ta maladresse adolescente est une preuve de  sincérité.

   Peu à peu, tu gagnes en assurance mais tu as tort de bousculer tes aînés au lieu de les laisser t’apprendre ce que tu ne croiras que tardivement.

   Arrivé à l’âge adulte, tu cherches la perfection. Les défauts dans ton tissage te désespèrent. Tu mets du temps à comprendre que tu n’es pas Dieu, qu’il est inutile de chercher à triompher, et que les vainqueurs d’aujourd’hui seront les vaincus de demain.

   Provocateur et sardonique, tu te tiens hors de la mêlée. Tu désires vivre librement.

   Prends garde ! En cherchant à fustiger les médiocres, tu le deviens. Tu te perds de vue. Tu deviens sombre et secret. Ris plutôt, dévoile tes attirances profondes. Qui se souciera de ta différence ? Au moins, tu seras toi-même et tu te reconnaîtras.  

   Les choses continuent, avec ou sans toi.

   Certains matins, le vide chevauche la brume des prairies. L’étau interne exprime ton jus de vie, ta sauce intime. Tu ressens le mal absolu. La déréliction te gagne. Appâter les requins de ton propre cadavre serait une délivrance.

   La folie te joue son grand air.

   On te soigne.

   Les pilules roses étouffent la pieuvre bavarde nichée en ton cerveau. Tu te réveilles, à peine différent, soulagé de tes maux, intact de toute pensée essentielle. Tu as bu fleuves et mers, peint des yeux sur tes œillères, décroché la lune de sa patère.

   La vie te reprend.

   Tu t’es endurci puisque ta faiblesse n’a pas eu raison de toi. Pas question de disparaître sans connaître la guerre, la vitesse et l’alcool. Toi qui étais si prudent !

   Episodiquement, tu aimes un peu, beaucoup, tu te demandes… Difficile de savoir.

   L’amour n’aura pas ta peau.

   Tu veux survivre à tout prix et mourir de ton vivant. Ta vie résiste aux marchandages de la mort. Tu cherches des raisons d’espérer en lisant les textes sacrés. Pour un peu, tu prierais.

   Eprouvées par la vie quotidienne, tes croyances se fanent. Tes convictions s’effacent.

   Tu maudis ta marche ralentie et la pitié que tu perçois chez les jeunes gens qui te bousculent. Que fais-tu donc dans leurs jambes ? Tu devrais te souvenir.     Tu deviens vraiment superflu.

COMPASSION

Dessin (J.H) + photo retouchée

Lorsque j’étais enfant, j’avais déjà tendance à m’émouvoir face à tous les bancals de l’existence, les infirmes de naissance, les faibles, ceux qui subissent leur sort, sans défense. Ma compassion était fille de mon sentiment de révolte contre un dieu qui, s’il existait, était un créateur sadique ou maladroit, un tâcheron qui avait permis l’injustice et la souffrance. Ou bien j’imaginais un pervers qui avait donné à sa marionnette humaine la capacité de penser, de s’émanciper de son état naturel, tout en le limitant à sa condition de mortel, de maquette inaboutie et impuissante. Il avait dû s’amuser, le Créateur, à pétrir un faux démiurge fanfaronnant face aux forces qui le dominent mais impuissant à les vaincre. Est-Il satisfait de voir sa créature détruire la nature à coups d’innovations techniques, se condamnant ainsi irrémédiablement ?

   Encore maintenant, je retiens mes larmes lorsque je croise un malheur sur pattes : une vieille femme qui fouille les poubelles d’après marché,  ses mollets énormes serrés par des bandes tachées ; la naine qui, chaque matin, attend le bus du Centre d’Aide par le Travail ; un trisomique d’une quarantaine d’année à qui son père fait mille recommandations appuyées sur le quai de la gare. Et le fils marmotte : Tu  me l’as déjà dit, je ne suis plus un enfant. Le père, un homme âgé, portant beau, costume de velours et gilet à l’ancienne, se détourne, paraissant vexé par la réflexion de son fils qui s’approche de lui, appuie la tête sur son épaule en disant, le regard humide : Je t’aime, papa ! Et son père, l’air accablé, lui répond : Je sais bien, je sais bien.  Sur le quai, le fils, qui va prendre son train entré en gare, se retourne tous les deux mètres. Le père lève la main, à peine, tourne le dos et se dirige vers la sortie en s’appuyant sur sa canne.

PORTRAIT POSTHUME

Rien n’est réparable du passé, même si la mémoire sait s’affranchir des fureurs et redorer les icônes.

  Je nous revois, moi suivant la course des nuages dans la clairière de ciel au-dessus de l’étang, lui penché sur le même ciel glissant à la surface de l’eau, sa canne à lancer fermement tenue. Attitude classique du pêcheur qui devine, sous les reflets de l’eau, le brochet merveilleux, le mystère fondamental. Je rejette les poissons que j’attrape dès qu’il a le dos tourné. Peut-être ai-je pitié d’eux plus que de lui.

   Le pique-nique est bien protégé dans la glacière, à l’ombre d’un saule. Mon père est paisible. Il semble heureux de m’avoir à ses côtés. Combien de fois, enfant, me suis-je promis de lui rendre ses coups le jour où je serai assez fort pour l’affronter ? Au moins me faisait-il ressentir mon corps à la différence de ma mère qui détestait me toucher. Je le maudissais, lui et sa violence incontrôlée. Aujourd’hui encore, les colères et les cris me tétanisent. Le moindre reproche, même justifié, me détruit. Je fuis les conflits. J’ai souffert de sa colère et de ses corrections bien après qu’il ne meure. Si je doute parfois qu’il m’ait battu – malgré les traces bien réelles sur mon front – sa voix de rogomme continue de m’effrayer à travers celle de toute personne élevant le ton. C’était pourtant lui qui m’emmenait au Régina, le cinéma du quartier, et qui me fit découvrir, en visitant les musées parisiens, la beauté des Gauguin, des Matisse et des masques africains. À l’époque, j’ignorais l’histoire de son enfance. Je la tiens d’une infirmière qui lui servait de confidente les derniers jours. J’ignorais ses fugues, à sept ans, du côté du Morvan. L’Assistance Publique le brinquebalait d’une famille de rustres à l’autre. Les trempes qu’il recevait le laissaient étendu sur le carreau. Il se souvenait de sa perpétuelle fringale et du froid lorsqu’il dormait dehors. Ses frayeurs d’alors s’étaient muées en une anxiété qui ne l’avait plus jamais quitté. Moisissure de l’âme déterminant toutes ses réactions.

   Je le craignais, étonné parfois d’un geste de tendresse à peine ébauché mais j’admirais secrètement sa connaissance du latin des plantes et son coup de crayon quand il inventait des jardins. J’en prenais de la graine.

   Je le dessine allongé dans son cercueil, de mémoire. Son menton proéminent cache une cravate que je ne lui connais pas. On a coupé court ses cheveux blancs. Il a les mains croisées sur un costume en laine qui ne le réchauffe plus.

   Je cache mon dessin entre les pages d’un roman et je le retrouve des années plus tard, à une époque où je ne veux me souvenir que des bons moments.

   Le portrait est ressemblant.

MYTHOMANE

Il exhibe ses mille vies. Comme si sa biographie éclairait l’humanité. Il affirme être le fils aîné d’une immigrée italienne bavarde et d’un père taiseux, rejeton putatif d’un baron français producteur de houblon.

   Adolescent mélancolique, les mots le sauvent de ses peines. Il égaye de son verbe déluré la banlieue où il vit. Dommage qu’il porte la guerre en lui !

   Volontaire, il est blessé grièvement sur le front de l’Amour. Décoré, bardé de croix, il rédige ses mémoires pendant sa convalescence. Il rêve à l’Autriche du 19 ème siècle, à ses plumes, à ses ors, sans bouger de son lit.

   Découragé, misérable, il accepte un poste de brancardier dans une maison de santé. La sienne décline. Sa maigreur fait peur. Il en fait un atout et devient funambule par légèreté.

   Lassé du cirque, il s’exile à Avignon, visite le palais, y rencontre le pape et sa mule, vante, face à eux, la confusion des races, le mélange des cultures. La mule est d’accord avec lui.

   Il aime l’odeur aillée de la ville, sa languide intensité, ses propres attitudes magnifiques sur les remparts. Il voudrait qu’un ouragan le transporte aux quatre coins de la terre. Il coloniserait tous les esprits et vivrait un siècle en chaque homme. L’éternité ne le lasserait pas.

   Il aimerait se sentir bien partout, y compris dans sa peau.

FILS DU HASARD

   La matière qui fuse des étoiles mitraille ma chair. Des liqueurs primordiales suintent de mes blessures imperceptibles.

   Inutile de me décrire, je vous ressemble : enfant du hasard ou de Dieu. À chacun ses croyances.

   Comme vous, je me suis accoutumé à la vie, à ses merveilles, à ses souffrances. Heureusement, j’ai la faculté d’oublier mes peines. Chaque jour, méthodiquement, je tranche mes entraves, rengaine mes doutes et m’efforce de croire que l’humain est meilleur qu’il ne paraît. Notre horde aurait-elle survécu tout ce temps s’il en était autrement ?  

   Ma mémoire imparfaite réécrit l’histoire de ma vie, ajuste les contraires. J’organise mon chaos. Quoi de plus banal. La plupart des gens font de même. Le monde serait pire qu’il est si chacun d’entre nous y déversait les scories de sa pensée, son flot d’ordures interne, ses images noires. L’être raisonnable réprime le délire qui l’agite en nouant sa cravate ou en se limant les ongles.

   Rassuré par des symboles familiers et codifiés, guirlande clignotante décorant les rues de la conscience collective, je suis un élément assez commun de la grande meute civilisée, celle qui, d’un instant à l’autre, peut brûler sa forêt symbolique et lâcher les chiens de sa folie. 

   Pour avoir la paix, je m’oblige à planifier ma normalité, je contrôle mon humeur, résume mes idées en une pensée moyenne, souvent remplacée par une opinion. J’abandonne mes songes aux ténèbres et lutte contre la déraison à coup de mensonges. Mes contradictions et mes désirs se dissolvent en une constante abnégation. Je filtre ma fantaisie au tamis de la bienséance pour devenir transparent.

   Je vieillis, soutenu par mes rêves extravagants, consolé par des confréries éphémères. Si je m’accommode de ma bizarrerie, je m’en méfie autant que je crains l’inquiétante étrangeté de l’autre.

    Je suis un être approximatif aux sentiments inconstants, tributaire des événements, des maladies, de la météo. Quand la foule gronde, je me sens traqué. Je deviens une bête apeurée, prête à tuer pour survivre. Une fois sauvé des crocs des chiens, j’installe autour de moi mes dispositifs de sécurité.

   Légèrement abruti par l’abondance, enfin tranquille en un pays pacifié, je m’indigne du massacre des innocents que les  autres  organisent très régulièrement comme si c’était un rituel nécessaire. J’ai peur de devenir à mon tour une victime car je me considère innocent, c’est-à-dire – selon ma définition de l’innocence – un imbécile privé de pouvoir de décision.

   J’ai longtemps cru que les bourreaux n’appartenaient pas à l’espèce humaine alors qu’il aurait suffit que je me regarde agir. Je suis aussi cruel que mes congénères. Par procuration, maintenant que j’ai perdu l’énergie de la jeunesse. Cette tranche sanglante, c’est le bœuf 37552. Oh ! Le bel animal au regard langoureux qui broutait, le poitrail absorbé par les herbes, quand passait le train des vacances. Dans mon assiette, il n’est qu’un amas de protéines que je sale et que je poivre. Qui planifie le massacre des animaux est capable d’organiser celui de ses frères, à condition de les reléguer au rang de bêtes. Ce qui est difficile car l’humain à sa fierté, sa dignité. Quelque chose en lui, malgré ses turpitudes, le tire vers le haut.

   Je me souviens : petit garçon, j’étais enthousiaste. Mais le temps est un tueur d’âme patient. Vivre à minima en espérant de cette manière mourir le plus tard possible demande un effort quotidien. Tant d’écueils, de récifs évités et finir, au bout du compte, absorbé par l’abîme. À quoi bon ces espoirs, cette fatigue et cet ennui !

   Je suis un peu réconforté, à l’automne, par le tapis de feuilles pourrissant au pied de l’arbre. Fermentation, promesse d’une vie nouvelle. Illusion doucereuse… J’imagine la recomposition de mes atomes, ma renaissance éternelle. La mélancolie me rend nostalgique d’une unité perdue, d’un univers de fraternité.

   Au fond, je me déçois : je n’ai eu aucune influence sur le cours de l’Histoire qui se régale perpétuellement de ses légendes sanglantes et les recrache à peine corrompues par la digestion. Il est tellement facile de commettre le mal par simple négligence alors que le bien demande un effort de volonté constant.

   Exaspéré par mon image, je brise le miroir avec mon front. C’est un miroir d’appoint encadré de plastique bleu et muni d’une patte pour l’accrocher. Quand je le saisis, les deux morceaux de verre qui tenaient encore se détachent du cadre et les éclats font des trous de lumière dans le carrelage.

   En ramassant les débris qui fragmentent le monde en une infinité de possibles, une écharde de verre se fiche dans mon pouce et la douleur me ramène à la réalité. Je ne me reconnais pas.    Enfant du Hasard ou de Dieu, qu’importe !

ZOUBIR

Un extrait de mon roman « Le réveil du crabe lune » (paru chez Zonaires éditions)

L’hôtel de la Marne faisait l’angle de deux rues pavées dans le vieux Certeuil.

    Ma chambre – odeur d’encaustique et de papier moisi – donnait sur l’arrière cour d’un marchand de motos. Une ruelle descendait vers un bras mort de la Marne.

    Une douche fraîche m’a permis de renaître d’une quinzaine d’heures de sommeil. Mes pas laissaient une trace humide sur le parquet. Preuve que j’étais vivant. Dans le miroir piqué de rouille, en voyant mon image fatiguée, je me suis trouvé une ressemblance avec mon père. Pathétique ! La chambre minable rétrécissait à vue d’œil.

    Je suis sorti.

    La chaleur vaporisait les trottoirs déserts. Je suis allé vers le jardin public, au bout d’une rue qui finissait en cul de sac. Une portion intacte de mon enfance.

   Rien ne semblait avoir changé. Le monument aux morts était toujours gardé par quatre obus de pierre. Les noms s’effaçaient sous la rouille du lichen. Le petit bois qui descendait vers la Marne abritait maintenant un parcours de santé, des espaces de jeux, mais le grand chêne était toujours là, dominant les autres arbres. Zoubir et moi, y avions construit une plate forme avec des morceaux de bois volés sur les chantiers des environs. C’était notre royaume secret. On avait peut-être une dizaine d’années. Cette cabane se trouvait à quatre mètres du sol. Zoubir se prenait pour Tarzan mais il avait encore des progrès à faire pour devenir le roi de la jungle. Je me foutais de lui, de sa prudence exaspérante quand il passait d’une branche à l’autre. Un jour, je l’ai abandonné sur son perchoir et je suis revenu avec un sac chargé : saucisson, jambon, baguette, chocolat, un litre de vin rouge, des malabars… Le tout acheté avec les sous glanés comme d’habitude dans le porte monnaie de ma mère ou les poches de mon père. Zoubir a protesté.

   – Du porc ! Ma parole, t’es maboul ! Mon père va me tuer !

   – Pourquoi il saurait ? Tu vas lui raconter ? En plus, c’est du cheval. Je te jure !

   J’avais discrètement arraché l’étiquette représentant un cochon rose, hilare, indécent et je lui avais tendu une moitié de sauc’.

   – Cul béni, va !

   Il avait eu un regard soupçonneux avant de plonger et replonger ses dents dans la chair grasse. Ensuite, il avait bu une bonne rasade de vin pour combattre le sel de la charcuterie. Zob à la sobriété ! Pour le faire rire, je m’étais fourré des morceaux de couenne de jambon dans les narines en guise de morve et je lui avais avoué ma trahison en exhibant l’étiquette. La tête cassée par le gros rouge, il s’en était fait un badge. Je me sentais une âme de missionnaire païen. Quand on a regagné notre cité, la nuit était tombée depuis longtemps. L’insigne porcin que Zoubir avait  oublié de décoller lui avait valu une raclée purificatrice. Le lendemain, sa paupière gauche tombait sur un œil au beurre noir.

    Le chêne avait depuis longtemps digéré la cabane, les peaux de saucisson et l’image de Zoubir. En caressant son écorce, je me suis souvenu d’un temps où le monde était à peu près en ordre, où chaque odeur, chaque événement, chaque rencontre, participait au plaisir de vivre; où la mort n’était qu’une idée flottante, lointaine, aussi peu dérangeante qu’une bruine d’été.