Extrait d’un dialogue de mon roman « La vie, au contraire » en cours de correction

– Le 23 octobre 1983, vers six heures du matin, notre immeuble a sauté, deux minutes après un attentat contre le QG américain à l’aéroport de Beyrouth. Le bruit a couru que c’était un camion kamikaze chargé d’explosifs. Stupide ! Moi je dis que c’est parti de l’intérieur, un peu comme ces barres d’immeubles qu’on détruit dans les cités de banlieue. Ils s’écroulent sur eux-mêmes. Tu as peut-être vu ça à la télé. Les médias ont parlé d’une mauvaise organisation dans la défense mais on n’était pas des branquignols. Un camion n’aurait pas pu se pointer sans qu’on le repère… En tout cas, l’immeuble a bel et bien été soufflé, en l’espace de rien. Cinquante-huit copains tués. Vincent et moi, on était au dernier étage. On s’est retrouvé je ne sais combien de mètres plus bas, sous un enchevêtrement de plaques de béton. Une sorte de poche dans les gravats. J’avais la cuisse traversée par une tige de ferraille, le fémur bousillé et la mâchoire défoncée. Comme ça, tu sais d’où me viens ma gueule et ma boiterie. Je perdais mon sang. Ton père m’a fait un garrot avec son ceinturon. Ça, il me l’a raconté. J’étais dans le cirage. Quand je me suis réveillé, j’ai vu un filet de lumière filtrer par une fente. Vincent, me soutenait la tête et me parlait doucement. De temps en temps, il gueulait pour demander du secours. Il n’avait que des contusions. Un miraculé. On entendait gémir et appeler, tout près de nous. Il faisait très chaud là-dessous et les voix des copains s’éteignaient une à une. Vincent n’a jamais perdu courage, même après des heures et des heures à redouter l’éboulement de notre abri. On a été sauvés. Pourquoi nous ? Depuis trente ans, au mois d’octobre, Vincent et moi, on se débrouille pour se voir ou au moins se téléphoner. Et cette année…