Dernier chapitre de la nouvelle « CENDRES »

Extraite de mon recueil « IVRESSE DE LA CHUTE »

Cette nouvelle est dédiée à la mémoire de mon père, un « gars de l’Assistance ». Avant l’âge de dix ans, il avait déjà fugué plusieurs fois de ses « familles d’accueil » maltraitantes avant d’en trouver une qui l’a aimé et respecté.

Il quitte l’obscurité pentue des forêts, franchit le Rhône et parcourt des prairies grises bordées de haies coupe vent, l’esprit agité par des images impensables. La guerre est terminée et les hommes en âge de travailler sont devenus rares. Partout, il se fait embaucher facilement. Il traîne ses godillots éventrés sur les sentiers illunés de la plaine avant d’atteindre enfin la Provence.

Ses yeux cerclés d’indigo sont deux trous d’ombre et sa peau rougie par le froid n’est que dartre pelliculeuse et sa bouche serrée, une fente vive sous un trait de duvet blond. Il mendie et finalement est engagé par le patron d’un moulin à huile. Le moulinier vient de perdre son vieil ouvrier en pleine saison des olives. Le gamin qui n’en est plus un travaille du lever du jour au crépuscule, sans rechigner, serrant la presse à bras, portant les scourtins lourds de pulpe et prenant plaisir à voir couler l’huile jaune verte, à humer son odeur de foin et à caresser la peau grasse de ses mains, étonné par sa douceur nouvelle. Ici, on l’appelle par son véritable nom : Valentin Cendres. Les villageois moquent un peu son allure dégingandée et sa façon de saluer de sa main à deux doigts. Il ne s’en soucie pas et se sent si éloigné de son enfance qu’il a oublié l’odeur de la paille et de la fumée.

Le moulinier et sa femme lui donnent la chambre de leur fils disparu en 1915 lors d’une attaque allemande, aux Eparges. Les premiers temps, il dort par terre. Il se méfie de la gentillesse. Tout ce qui est donné sera repris, il en a l’expérience. Il lui faut près d’une année pour accepter l’affection de ses bienfaiteurs.

Avec ce confort nouveau qui lui laisse le loisir de penser vient le temps du remord. Des images d’incendies le réveillent en sursaut. Il entend meugler les vaches encerclées par le feu et il voit le cadavre du vieux marin, tout noir et racorni, et la course aussi d’un cheval à la crinière enflammée. Et il se souvient de sa difficulté à mettre le feu au fenil, ce soir là. Personne ne pourrait comprendre ce qu’il a fait, ce qu’il a subi. Il pense que sa culpabilité se voit sur son visage. Le moindre regard semble l’accuser. Parfois, quand la tension est trop forte, il se taillade le torse et enduit ses blessures de sel. La femme du moulinier l’oblige à fréquenter l’église.

On fête le dernier jour du carnaval, le premier du carême, le mercredi des Cendres. C’est ton jour ! plaisante le moulinier en lui tapant sur l’épaule et il croit que l’homme se moque de lui.

À l’église, les cendres des rameaux d’olivier, bénies l’année précédente, sont disposées sur un plateau d’argent et le curé les encense trois fois. Valentin suit les fidèles qui se lèvent et s’approchent de l’autel. Le curé trace une croix de cendre sur le front de ses ouailles. Quand c’est son tour, Valentin baisse les yeux et les doigts du prêtre laissent une trace brûlante sur sa peau. Il a l’impression d’être marqué du sceau de l’infamie. Memento, homo, quod pulvis es, et in pulverem reverteris. Les paroles incompréhensibles du prêtre lui semblent une malédiction. Il sort de l’église avec les autres. Tous portent la croix grise au front mais lui seul est mortifié.

La lumière du dehors, aveuglante et sans doute divine, semble le désigner à la vindicte de la foule qui gronde et s’amasse autour d’un gigantesque pantin de paille nommé Caramantran, le bonhomme carnaval. Il est accroché à une potence dans un habit ridicule fait de hardes bariolées et ressemble à Valentin. Les villageois jugent ses turpitudes et rient en l’accusant de tous les maux et lui lancent des pierres et lui crachent dessus et le condamnent. Valentin crie avec eux mais c’est de terreur. Un jeune garçon approche une torche enflammée de la paille qui dépasse d’une des jambes du pendu. La flamme monte au ventre du Caramantran et creuse ses entrailles et prend sa forme humaine, fluente silhouette de lumière en fusion.

Valentin cligne des yeux sous l’assaut des fétus enflammés qui se métamorphosent en papillons noirs. Il est si près du brasier que le velours de son pantalon en est roussi. Personne ne l’arrête quand il se jette sur le Caramantran en feu et qu’il l’étreint et qu’il s’embrase à son tour sous la clameur de la foule et qu’il devient graisse fondue et cendres.

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