Une nouvelle tirée de mon recueil « IVRESSE DE LA CHUTE »

Il traverse le plateau de Langres, passe quelques mois en Bourgogne et longe la vallée du Rhône. Des réserves de paille et de foin brûlent sur son passage. L’été, cela peut arriver. Il n’est pas forcément coupable mais il se sauve toujours plus loin. Il atteint les Cévennes par un froid de loup. Trois doigts de sa main gauche gèlent et deviennent aussi blets qu’une poire passée. Il les tranche avec son couteau, enveloppe sa main dans une bande découpée dans sa chemise de chanvre. Une vieille femme courbée sous un fagot le rencontre, errant et fiévreux. Elle désigne une masure qui domine la vallée. Il marche derrière elle, lentement, de plus en plus faible. Elle habite la dernière pièce encore solide d’une maison ruinée, très haut sur un promontoire rocheux. La femme soigne son infection avec ses remèdes de sauvage. Une fois remis, il apprend à pêcher les truites du torrent, à reconnaître les champignons, à les faire sécher sur des claies. Chaque soir, après avoir trait les deux chèvres, abattu quelques arbres et empilé le bois sur le tas que la vieille n’a jamais vu si haut, il s’assied sur le banc de pierre, sous l’ombre centenaire des deux mûriers et contemple le moutonnement des forêts. Ensuite, il mange la soupe de châtaignes, boit le lait des chèvres et s’allonge sur sa paillasse de feuilles, les yeux rivés sur les flammes de l’âtre et son rêve est une continuité de la journée. Il voit passer ainsi douze saisons.
Un matin, il trouve la vieille étendue sous les branches nues d’un châtaigner, morte, les yeux ouverts. Il la porte sur son lit et la veille longtemps. La maison de cette femme n’a pas brûlé, ni la forêt, ni les animaux dans l’étable et il creuse une fosse et il enterre la vieille femme et il plante une croix de branches sur le tumulus de terre. Pour la première fois de sa vie, il pleure.
Il descend les chèvres près du village où quelqu’un pourra les trouver et part en tournant le dos à l’étoile polaire, immobile entre la Grande Ourse et Cassiopée. Il a retenu la leçon d’astre d’un vieux journalier qui, dans sa jeunesse, était matelot sur un clipper faisant la route du thé. Il repense à l’homme au regard bleu qui lui parlait de mondes liquides où les feux de Saint-Elme courent à la pointe des mâts, tels des crachats d’étoiles. L’homme avait vu, par une nuit d’équinoxe, brûler une ville sur une côte d’Asie et la mer était un brasier mouvant et le gamin en avait rêvé mais l’incendie de la ferme où il se trouvait alors n’avait pas illuminé la rivière qui passait au bord des champs. Du journalier, on avait retrouvé le corps calciné dans les décombres, pas plus grand que celui d’un enfant.
C’est très bien ! On voudrait pouvoir rentrer dans ton texte pour aider cet enfant. Je sais que beaucoup ont eu une telle existence et ça me touche beaucoup quand il m’arrive d’en entendre parler.
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C’est un texte dédié à la mémoire de mon père, un enfant de l’assistance lui aussi
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