extrait de mon recueil » Ivresse de la chute »

À la nuit tombée il s’enfuit, emportant ses trésors dans une musette de toile : trois cailloux aux formes bizarres, une lame ébréchée fixée dans un manche de bois cerclé de ficelle qu’il avait patiemment décapée pour en ôter la rouille, un quignon de pain dur et un briquet à amadou volé au fermier.
Il a froid malgré les épaisseurs de loques dont il s’est affublé et la pleine lune projette son ombre d’épouvantail sur le chemin empierré. Il contourne les soues à cochons, traverse les champs en direction de la forêt, s’égratigne aux haies d’aubépines ou d’épines noires. Ce n’est pas sa première fugue mais, cette fois, il est déterminé. On ne le reverra plus ici et personne, à l’avenir, ne le battra. Il marche vite, droit devant lui. Lorsque les arbres décharnés semblent se mettre en mouvement pour le sabbat, que le moindre buisson est une bête prête à bondir, il s’approche d’une ferme endormie. La brise nocturne est avec lui, le chien ne le sent pas. Aux abords de la grange, il bute sur un soc de charrue abandonné et retient un cri de douleur. Son genou est poisseux de sang. Il écarte un peu la lourde porte de planches, se coule dans l’étroit passage, s’habitue à l’obscurité, grimpe à l’échelle et se niche dans le foin, en proie à une indicible terreur, redoutant, au moindre bruissement, des entités effroyables. Il fini par s’endormir, rassuré par les renâclements du lourd cheval, au dessous de lui, qui sabote les parois de son box, sans doute affolé par l’odeur de sauvagine du gamin et par son râle de moribond. Pourtant, il ne meurt pas le gamin aux yeux chassieux. Avant l’aube, il retrouve assez de force pour descendre de son perchoir et sortir de la grange. Frissonnant et le corps meurtri, il se dirige en boitant vers le croassement des bois noirs. Parfois il se retourne et la ferme aux murs bas lui paraît, à mesure qu’il s’éloigne, gagnée puis ensevelie par une marée de terre nue et grasse qui se confond avec le ciel. Il laisse, dans ce havre de hasard, l’empreinte dans le foin de son corps malingre et un peu de sang de sa plaie à la jambe qui brille comme un trait de cinabre sur les herbes sèches. Une fumée claire s’élève au dessus de la ligne encore visible du toit de la maison. Le vent porte une odeur d’écorce brûlée mais aussi, pense-t-il, de châtaigne ou plutôt de viande. Le paysan aura sans doute relancé le feu dans l’âtre. Il imagine le morceau de lard gras, ivoire blanc veiné de rose pâle, que, peut-être, le fermier fait griller puis pose sur une tranche de pain avant de mâcher, vide de toute pensée, savourant cette provende au goût de suint et décrochant avec sa langue un morceau de chair coincée entre deux molaires tout en mettant sa veste de toile matelassée puis sortant et humant l’air pour deviner le temps qu’il fera à l’odeur de l’air et à l’épaisseur du ciel qu’il y a entre les étoiles invisibles et lui, posé sur son seuil de pierre tel le gardien du temps.