Chapitre 5 de la nouvelle « Cheval volant » extraite de mon recueil « Pastel Noir » édité par ZONAIRES

5 – Asphalt jungle
Il est dans la rue, luttant contre la tempête, le col de son blouson de cuir relevé et les poings serrés au fond de ses poches. Les lampadaires chahutés par le vent lui dessinent une ombre démesurée aux jambes dansantes.
Dans la cohue d’un pub ringard, il boit une bière en mangeant un sandwich. Il en descend trois autres à la suite et avale en conclusion un double scotch qui lui laisse une amertume tenace dans la bouche. Il téléphone à Hagen.
L’ouragan peut bien dévaster la ville, il se déplace maintenant sur un coussin d’air. La lune est une boule de flipper étincelante chahutée par les nuages. La tête lui tourne. Il n’a jamais aimé cette ville ni aucune ville. Et pourtant, il y a passé la plus grande partie de sa vie. C’est là qu’il a connu Jeanne, et qu’il l’a perdue… Une ville, ça ne dort jamais. Seuls les honnêtes gens, ces zombis qui rentrent chez leur télé en cohorte résignée, croient le contraire. Et ceux qui ressortent la nuit en quête d’exultations culturelles ou sexuelles chaussent leurs œillères, enjambent sans les voir des types endormis dans des cartons, passent en ignorant le soupirail d’où s’exhale l’haleine de vingt clandestins courbés sur leurs machines à coudre, vont se goberger aux dépends des misères et des trafics honteux. N’entendent rien, ne voient rien…
Le monde est peut être créé par l’imagination de ceux qui croient y vivre. Qu’est-ce que tu en penses, Taine ?
Un éclair zèbre l’espace, flashe la façade de verre d’un immeuble de bureau. Le fracas du tonnerre fait vibrer le sol, des larmes tièdes roulent sur la poussière des trottoirs.
Déluge.
Taine court s’abriter sous les arcades obscures de l’immeuble. Il en profite pour se vidanger la vessie et fumer une cigarette. Lassé d’attendre la fin de l’averse, il descend le boulevard en courbant le dos et prend une petite rue qui mène au port. Les drisses tintent contre les mâts des bateaux du port de plaisance. Il marche plus d’une heure en direction de l’ouest, longe des rails luisants de pluie avant de rejoindre la friche des fabriques désaffectées, l’ancienne savonnerie.
Une lueur filtre sous une porte métallique. Il tambourine selon le code convenu, attend. La pluie est presque tiède. Son pantalon et ses chaussures sont imbibés d’eau, ses cheveux dégoulinent. La porte s’entrebâille. Un type en treillis, immense, apparaît, le tire à l’intérieur et le fouille avant de le guider dans un labyrinthe de couloirs. Des hurlements montent du sous sol. Taine pense aux cris des porcs dans un élevage industriel. Odeur d’embrocation et de sueur, escaliers de béton brut, coursives déglinguées. Le géant s’arrête devant une porte métallique et téléphone sur son portable en se grattant le scrotum de l’autre main. Une voix de rogomme invite Taine à entrer dans ce qui a dû être le bureau de direction de l’usine.
Hagen, c’est sûrement lui, trône au milieu de la pièce, les pieds posés sur une table à tréteaux encombrée de cartons à pizza et de bouteilles. Son visage rubicond est mis en valeur par une chemise vert pâle. Un autre individu vautré dans un siège bas en mousse se cure les dents. Il adresse à Taine un regard torve. Hagen se redresse sur son siège.
– Ben, mon vieux, t’es bien gaugé. T’as pas de parapluie ?
Il se met à rire, imité par son homme de main. Taine serre les mâchoires.
– Alors, c’est toi, le fameux Taine. Te présente pas, Luigi m’a déjà fait l’article. Comme ça, tu cherches un job dans ta spécialité ? Laquelle, au fait ?
Taine fixe Hagen qui le toise avec un sourire narquois.
– Les potes au rital ne sont pas forcément les miens mais, bon, on est en affaire. Si t’es pas trop exigeant, je peux faire un geste.
Hagen cligne de l’œil vers son acolyte
– Hein Mathéo !
Mathéo ricane en crachant son cure dent.
– Je sais parfaitement qui tu es, reprend Hagen. J’ai suivi ta carrière, à l’époque. Christophe Taine ! Le petit petzouille cévenol qui monte à Paris et qui devient champion de boxe… Un beau conte de fée. Pas pour longtemps. Gravissime K.O à la suite de ton troisième combat chez les pros. La faute à pas de chance ! Un long coma et une rééducation à Garches. Tu reviens doucement à la vie. Un peu bancal. Ta femme te dorlote, une vraie petite maman, elle bosse dans un bureau et toi tu joues à l’artiste. Un vieux rêve, à ce que m’a dit Luigi… Sauf que t’es pas Rembrandt. Vous avez besoin de thune. Alors, tu quittes la rubrique sportive et celle des beaux-arts, direction celle des faits divers. Vous descendez dans le sud. Des dizaines de cambriolages, du pognon vite gagné et aussitôt dépensé. La grande vie ! Jusqu’à ton dernier coup. La joaillerie Cellier. Quelle idée d’emmener ta copine en expédition. Vous aviez réussi votre coup et voilà qu’elle glisse du toit et se vautre cinq étages plus bas. Toi, au lieu de cavaler, tu te laisses arrêter près de son cadavre, avec la joncaille. Quel con ! Voilà où ça conduit les beaux sentiments. Moralité, t’es devenu l’ombre de toi même, tu picoles, ne dis pas non, je le sens d’ici. Et tu voudrais reprendre les gants ?
Ne t’excite pas Taine. Oublie le visage fracassé de Jeanne et reste calme. Ravale ta fierté. Au point où tu en es….
– La taule ça use les meilleurs, tu ne tiendrais pas dix secondes sur un ring en face de mes gars. Le free fight c’est du pipi de chat à côté de nos combats. Mais j’imagine que t’es pas le genre de gars à accepter nos règles. En fait y en a qu’une, de règle. Hein, Mathéo !
– Ouais, pas de règle du tout ! s’esclaffe Mathéo.
– Toi, t’es un type réglo, ajoute Hagen, tu ne pourrais pas frapper un mec à terre. J’ai pas raison ? On t’a greffé cette morale à la con le jour de ta naissance. C’est terrible de conditionner les mômes en leur cachant la vérité sur le monde.
Desserre tes poings, Taine. Barre-toi ! Il existe d’autres moyens de gagner ta vie. Trouve-toi un coin peinard. Dans une région d’élevage, pourquoi pas. Tu en connais assez sur les chevaux pour te faire embaucher comme palefrenier ou même garçon d’écurie… Tout plutôt que subir le mépris de Hagen.
– Alors, tu vas commencer par faire le rabatteur. On verra si tu crois encore à tes principes de blaireau. Prouve que t’es devenu un salopard et je te donnerai ta chance. Tu te prends cent cinquante euros par tête que tu nous ramènes… De préférence des blackos. Ça ne se plaint pas et mes russes adorent leur viande.
Mathéo déchaîne son rire imbécile, Hagen lui adresse un signe de tête.
– Première leçon. Math, tu lui montres !
Tire-toi, Taine !
Taine suit Mathéo jusqu’à une passerelle qui domine un espace violemment éclairé par des lampes halogènes. Ils sont assaillis par les vociférations d’une trentaine d’hystériques qui se bousculent autour d’un espace délimité par un trait de craie où une montagne de muscles, tout en nuque et en épaules, le crâne rasé, savate le visage ensanglanté de son adversaire. Deux balèzes mettent fin au massacre en tirant le perdant par les pieds tandis que les parieurs chanceux vont se faire payer au fond de la salle.
– Ce Vassili, il est terrible ! s’enthousiasme Mathéo. En Russie, il participait à des combats à mort. Ici, on ne peut pas se permettre…
Laisse tomber, Taine, il en est encore temps !
Trois semaines plus tard, Taine est toujours au service de Hagen, homme à tout faire, du ramassage des cotisations au recrutement des combattants. Il est devenu un expert capable de convaincre n’importe quel pauvre mec de tenter sa chance sur le ring clandestin de Hagen. Un amateur peut aussi bien lutter contre son semblable que tomber malencontreusement sur un gladiateur de Hagen. Les parieurs, dans ce cas, misent sur la durée des combats.
C’est fou le nombre de paumés qui rôdent dans les rues. Taine drague près des bars de nuit, écume les abords des bureaux d’intérim, fréquente les salles de musculation, guette, sur les quais de la Joliette, les types récemment jetés par le système et pas encore trop décatis physiquement. Le hic, c’est que ces mecs sont rarement à la hauteur. Dépourvus de muscle ou de mordant. Il apprend à reconnaître le client idéal. Les inconscients qui sont prêts à servir de punching-ball pour trois fois rien et la promesse utopique de mille euros en cas de victoire.