Chapitre 3 de ma nouvelle « Cheval volant » extraite du recueil « Pastel noir » édité par Zonaires

3 – Le goût de la mangue
Là, je dessine la rue.
Le boulevard Saint Michel, à Paris. Il pleut ce soir là, un soir de novembre, un soir d’encre où les formes et les couleurs se noient. Le vent hurle au carrefour de la rue Soufflot.
Imagine.
Ça picote les yeux et tu descends vers la Seine un peu à l’aveuglette, ton Perfecto dégouline, ton sweat est imbibé. L’eau te glace le dos malgré ton col relevé. Tu frissonnes, tu croises des formes vaguement humaines, des centaines de passants pressés qui se dissolvent dans le paysage brouillé, les néons qui clignotent, le flot des voitures sur le boulevard, les sons de la ville en pluie. Tu avances sans rien voir, anonyme dans la foule. Tu t’es barré de chez tes parents, marre que ton vieux te cogne depuis que tu es né. Tu as dix-sept ans, pas une thune en poche. Tu marches du matin au soir dans la ville transparente, tu as peur et tu as faim. Tu erres d’une gare à l’autre, d’une encoignure de porte à l’autre. Tu n’oses pas faire la manche. Ça viendra parce que tu as faim. Tu passes et repasses devant les baraques à kebabs. Les vapeurs grasses te donnent la nausée. Tu comprends qu’on peut estourbir un keum et lui piquer quatre euros pour un sandwich. Tu as soif. Tu as essayé de secouer un distributeur à coca sur le quai de la gare; quelqu’un est arrivé, a crié, tu t’es cassé en vitesse. Il faut absolument que tu boives, alors tu ouvres ta gueule à la pluie du ciel. Dans la nuit, le trottoir est un assemblage de flaques lumineuses, tu n’en as rien à foutre, tu ne distingues plus le décor, tes os commencent à fondre. Soudain, tu lèves les yeux et tu la vois !
– Où ça ?
– Boucle-la, écoute ! Elle vient à ta rencontre en glissant sur le tapis de lumière. Une silhouette bien distincte. Elle avance à son rythme qui n’est pas celui des autres passants. Sa longue jupe vole au carrefour. Tu t’arrêtes sous la pluie, tu attends qu’elle te dépasse. Elle a une main dans la poche de son blouson, l’autre tient un parapluie immense. Sous sa jupe indienne, elle a les jambes nues, ses chevilles sont enlacées de cuir. Elle ne vit pas à la même saison que toi, la fille. Le vent souffle un peu plus fort, découvre ses genoux ; tu relèves la tête, une frange brune balaie son visage. Tu la fixes comme un naufragé scrute une île, au loin. Elle te sourit, oui, un vrai sourire, dans le mouvement. Tu en restes baba. Un sourire ! Rien que pour toi. Tu existes, alors ? La pluie te paraît moins froide. Tu aspires l’odeur de sa peau fraîche quand elle te croise. Les passants te bousculent. Pauvre con de clebs mouillé ! Tu te retournes et tu as peur de la voir disparaître. Tu te mets à courir, à la suivre. Tu l’as presque rattrapée quand elle s’arrête d’un coup. On dirait qu’elle a pris la pose. L’air flotte et vacille autour d’elle et la foule s’écarte de cette ondulation. Tu ralentis mais tu ne veux pas avoir l’air d’un imbécile alors tu avances vers elle qui t’attend dans sa jupe virevoltante au vent. Tu es à trois pas d’elle quand elle se retourne. Tu stoppes net. Elle s’approche de toi, pris en faute. Tu as envie de détaler mais il te reste un brin d’amour propre. Elle te dit : Tu me suis depuis un moment, non ? Allez, viens ! Marche près de moi ! Profite de mon parapluie. Tu vas chopper la crève… Avance, on est bientôt arrivé ! Tu l’accompagnes sans chercher à comprendre. Sa jupe claque au vent. Tu marches derrière ce drapeau-là comme un soldat qui va à la bataille. Elle pousse une porte, grimpe des marches ; elle va si vite que toi, derrière, tu en as le vertige. La lumière éclate dans la cage d’escalier. Les couleurs de sa jupe tournoient sous tes paupières. Tu t’accroches à la rampe, tu vas tomber. Elle te retient, te soutient jusqu’au palier. Tu te retrouves assis dans un fauteuil en rotin. Elle t’aide à quitter ton blouson. Il fait bon chez elle, la lumière est douce. Elle t’offre un verre d’eau puis t’abandonne un moment. Quand elle revient, elle a changé de jupe. Celle-ci est longue aussi, en soie d’un bleu très bleu avec des impressions délavées. Elle a séché ses cheveux, ils font des boucles mordorées et tu la vois très grande depuis ton fauteuil. Elle tient un carré d’étoffe. Elle te le tend et dit : Va prendre une douche chaude. Tu es trempé. Et puis tu pues. Tu mettras ça ! Avec un tee-shirt à moi ça ira.
Elle déplie le tissu aux teintes vives. C’est un sarong, tu t’entoures comme ça ! En Malaisie, c’est un truc de mec.
Tu reviens, récuré, ragaillardi, enveloppé dans le coton, tu t’en fous d’être en jupe de mec, tu ne te sens même pas ridicule. Elle a posé deux assiettes sur une table ronde, des couverts et te fait signe de t’asseoir.
Elle tient une mangue et un petit couteau. Elle dit : C’est le seul fruit qui laisse une troisième part quand on le coupe de chaque côté de son noyau plat. Ça fait comme une île au cœur de la chair jaune.
Elle te tend d’abord la tranche du milieu. Tu mâches la pulpe sucrée, filandreuse près du noyau. Le suc du fruit te barbouille les lèvres, emplit ta bouche, nourrit ton sang de sa chaleur. À la fin, il ne reste que le noyau sucé où tiennent encore des mèches collantes. Soudain, tu as envie de pleurer. Elle s’approche, ses bras t’entourent. Tu te laisses bercer, tu enserres sa taille. Une veine de son ventre bat contre ta joue, tu suis les mouvements de sa respiration, tu te gaves de son odeur, tu te calmes…
Certains gestes viennent spontanément même quand on ne les a pas appris. Tu laisses tomber tes mains sur ses chevilles et tu remontes la ligne de ses jambes puis l’intérieur de ses cuisses en soulevant sa jupe. Elle est nue en dessous, tu laisses retomber la jupe sur toi. Ta bouche est contre son sexe, sous la nuit de sa jupe. Tu la goûtes comme tu as tété le noyau de la mangue tout à l’heure, longtemps, profondément. Tu l’entends gémir puis sa jupe glisse sur tes épaules et tombe à terre, tu es livré à la lumière. Tu te relèves. Tu es contre elle. Ton sarong dénoué glisse au sol. Elle t’attire plus près encore. Dans son corps, le tien retrouve sa mémoire… Voilà ! Un dernier coup de crayon et le chef d’œuvre est achevé !
– Waouh !… Après, après !
– Secret ! Tu en sais déjà trop. Pourquoi je te raconte ça ? Qu’est ce que tu fous là ? Je t’avais dit de rester sur ton pieu. J’ai horreur d’un mec qui se paluche près de moi. Casse-toi, je te dis !
– Putain, on dirait que j’ai la fièvre.…
Moi, j’ai le goût de la mangue dans la bouche… Tant d’années après… Elle me manque tellement, la fille de la pluie. Je pense à elle, à moi qui rejoins la source du monde…
– Il n’est pas beau mon dessin ?
– ……
– Dis ce que tu penses. Un peu de courage !
– C’est que… Je la vois pas bien, la nana. Tu l’as dessinée de dos. Elle est vachement loin. Il y a trop de pluie. On reconnait que sa jupe. Je vois pas comment elle est foutue. En plus, elle marche vachement vite…
– Tu as du chemin à faire pour la rattraper. Cours, Ducon, mais attend qu’elle t’invite !
– Elle sera sympa, avec moi ? Ça sera la même ? Elle s’appelle comment ?
– Elle n’a pas de nom. Ce sera une autre, tu la suivras, tu les suis toutes. Ne te jette pas sur elle comme tu en as l’habitude ! Tu vois où ça t’a mené ce genre de saloperie ? Respecte-la ! Sois tendre ! Ejecte la noirceur de ton cœur de silex.
– C’est du chinetoque ton délire. T’es secoué, comme mec !
– Tu n’es pas équipé pour comprendre. Les types dans ton genre, il leur faut du concret bien saignant. On ne s’en sortira jamais. À propos de sortir : demain, je me fais la malle. Liberté conditionnelle ! Le dessin est à toi, regarde-le quelquefois, laisse le rêve s’installer. Il te reste dix ans à tirer, profites-en. Si j’y pense, je t’enverrai des mangues, et un sarong. Comme ça, tu pourras bander à l’aise.
Pourquoi lui as-tu parlé de Jeanne, Taine ? Elle n’aurait pas aimé que tu te confies à ce taré. Tu ferais n’importe quoi pour te défouler…