de « La vie, au contraire! » (Roman en cours d’écriture)

Il jeta un bref coup d’œil à Angelika qui avait cessé de compulser son écran et observait la scène. La secrétaire eut une moue contrariée et se remit à taper sur son clavier.
– …dans un endroit tranquille. Passez devant, je vous suis.
Son ton impératif et sa mine sinistre renforcèrent le mauvais pressentiment dont Alice s’était persuadée en décryptant sa carte de visite. Elle marcha vers l’escalier en proie à un vague vertige et dû se cramponner à la rampe pour en vérifier la matérialité autant que pour s’en aider. Sadoul soufflait bruyamment derrière elle. Elle devinait son regard fixé sur le bas de son dos et grimpa plus vite pour s’en dégager.
La salle de cours sentait le produit de nettoyage, les chaises étaient retournées sur les tables. Sadoul en remit une en place et d’un geste las l’invita à s’asseoir. Elle resta debout, prisonnière de son regard insistant qui perçait sous des paupières tombantes de bouledogue décati. Il laissa passer quelques trop longues secondes avant de parler.
– Une terrible nouvelle, votre père…
Il la fixait en serrant les mâchoires. Elle s’adossa au mur, vidée de sa substance. Sadoul fit un pas vers elle, le mur l’empêchait de reculer. Le ciel blanc qu’elle fixait au loin, derrière les fenêtres, insola la pièce.
Vertige.
Sadoul la retint par les épaules et la fit asseoir. Il laissa passer quelques secondes, inquiet de sa pâleur et de ses tremblements, ne sachant trop quoi faire et se mettant à débiter le discours qu’il avait préparé. Dérisoire pansement.
– Je ne voulais pas vous prévenir par téléphone. Votre père était un ami très cher, vous le savez, et plus que ça… un compagnon d’armes. Sa disparition brutale…
Elle émit un gémissement qui le pétrifia puis elle sembla se ressaisir et s’essuya les yeux d’un revers de manche.
– Que lui est-il arrivé ?
– Un malaise cardiaque, à la barre de son bateau. Il dérivait. Des pêcheurs l’on retrouvé inconscient. Malgré les secours qui sont venus très vite, on n’a pu le sauver. J’ai cherché à avoir plus de détails, au-delà de ce que les gendarmes de Clohars ont pu me dire. Ce n’est pas facile d’interroger les gens depuis la Russie…
Elle refoula ses sanglots.
– Pourquoi est-ce que c’est vous qu’on a averti ?
– Personne ne m’a prévenu. C’est moi qui me suis inquiété de Vincent.
– Inquiété ?
– Vous ne le savez sans doute pas mais nous avions l’habitude de commémorer un certain événement qui nous concerne, toujours à la même date, début octobre. Depuis quelques temps, nous étions éloignés l’un de l’autre mais on se passait au moins un coup de téléphone. Nous n’avons jamais dérogé à la règle sauf cette année. Je tombais toujours sur son répondeur. N’ayant d’autres coordonnées, j’ai fait appel à mes collègues de la gendarmerie. Ils en m’en ont d’ailleurs été reconnaissants car ils ne parvenaient pas à vous joindre.
– Je ne comprends pas… C’est arrivé quand ?
Sadoul se mordit les lèvres et soupira.
– Il y a presqu’un mois ! Je dois vous dire aussi que votre père a été inhumé. Hors de votre présence…
Elle lâcha un cri et Sadoul crut lire de la haine dans ses yeux.
– Je suis aussi scandalisé que vous. Sachez que je regretterai toute ma vie de n’avoir pu accompagner Vincent jusqu’à sa dernière demeure.
Elle resta figée un long moment tandis que Sadoul restait face à elle, les bras ballants, l’air contrit. Il sortit une enveloppe brune de sa poche de manteau et lui tendit.
– Mes collègues gendarmes m’ont fait parvenir leur rapport. Il ne contient rien de plus que ce que je vous ai dit. Vous trouverez aussi dans cette enveloppe une lettre de votre notaire qui cherche à vous joindre.
Elle saisit l’enveloppe. Sa main tremblait en l’ouvrant. Elle en tira un feuillet. Sa vision se brouilla. Oppressée, elle ne parvenait pas à concentrer son regard. Sadoul était une masse indistincte, hostile. Elle fit un pas de côté pour échapper à son emprise et marcha mécaniquement jusqu’à la fenêtre, la poitrine haletante. Elle prit appui d’une main sur le radiateur brûlant et posa son front contre la vitre où dégoulinait la pluie. Sadoul soliloquait à l’autre bout de la pièce. De sa voix, elle ne percevait qu’un brouillard sonore martelé par les battements de son sang.