
Dehors, une pluie drue l’obligea à s’abriter sous l’auvent du restaurant. Elle arriva en retard à l’Alliance. Une habitude contre laquelle elle ne cherchait plus à lutter. Elle ôta ses bottes dans le sas de l’entrée, les décrotta et les rangea sur l’étagère à chaussures. La paire d’Angelika, l’assistante de direction, sans une trace de boue et brillante de graisse, dominait les autres bottines et bottillons de son opulent col de fourrure et de sa pointure 44. On aurait dit les bottes de sept lieux d’une ogresse obsessionnelle. Alice sortit une paire de ballerines de son sac, les enfila et se dirigea vers le bureau vitré où Angelika, énorme poisson lune confiné dans son bocal, luttait contre le sommeil, une main devant la bouche, les yeux rivés sur son écran d’ordinateur. C’était une personne d’humeur belliqueuse. Jalouse des filles sveltes, elle tentait vainement de corriger son apparence, taille et volume, en s’habillant élégamment et sur mesure. En entrant dans sa cage de verre, Alice eut envie de bâiller, par solidarité. Elle salua l’assistante qui sembla ne pas la voir, décrocha la clef de sa classe au tableau de service. Alors qu’elle allait sortir du bureau, Olga leva la tête et lui tendit une carte de visite qui paraissait minuscule dans sa poigne rougeaude aux doigts manucurés.
– Monsieur Sadoul… Il revient dans un instant.
Elle indiqua les toilettes d’un hochement de menton qui fit ondoyer les bourrelets de son cou.
– Qu’est-ce qu’il veut ?
– Sais pas !
Alice lut le numéro de téléphone inscrit sur la carte, additionna mentalement les chiffres entre eux. Une manie qu’elle avait depuis l’enfance. Le résultat de son calcul la troubla. Elle avait du mal à lutter contre sa superstition. Une tare héritée de sa grand-mère paternelle qui s’ajoutait à la crainte de l’autorité qu’elle lui avait inculquée quand elle était petite et qui la poussait parfois à des réactions impulsives pour y échapper. Au moment où elle quittait précipitamment le bureau, Sadoul arrivait, lui barrant le passage de son encombrante anatomie. Impossible de lui échapper. Elle l’avait déjà rencontré un an plus tôt lors d’une soirée en présence de l’ambassadeur. Sadoul l’avait abordée, sourire aux lèvres, des miettes de petit four sur sa cravate. Il s’était présenté comme un ami de son père. Un copain de régiment, avait-il précisé en riant. Elle s’en était étonnée, se demandant ce qu’avait à faire son père avec un officier de gendarmerie au service de la sécurité intérieure à l’ambassade de France de Moscou. Tout la dégoûtait en lui, sa corpulence flasque d’ancien sportif, ses joues couperosées et surtout sa main poisseuse qui emprisonnait la sienne pendant qu’il la jaugeait. Elle avait été incommodée par son haleine viciée. Quand elle reculait d’un pas, il avançait d’autant. Il lui avait posé des questions qu’elle avait trouvées indiscrètes alors qu’elle ne songeait qu’à rejoindre ses collègues en grande discussion, une coupe à la main et la mine réjouie. Un officiel russe était venu saluer Sadoul et elle en avait profité pour s’éclipser, préférant renoncer au buffet mirifique et au véritable champagne.
Qu’il ait parcouru quatre cent kilomètres pour la rencontrer personnellement la terrorisait. Sadoul lui lâcha la main.
– J’ai besoin de vous parler…
