Une nouvelle extraite de mon recueil « Ivresse de la chute » (Prix Boccace 2020

C’est l’endroit. L’endroit exact où Luigi s’arrête après avoir dévalé d’une traite le sentier abrupt inscrit dans la rocaille : une centaine de mètres à découvert qu’il a franchis, bondissant et dérapant sur les éboulis schisteux, la main gauche plaquée sur sa musette, la droite serrant son pistolet mitrailleur.
Il se trouve à mi-pente et reprend son souffle près d’une source qui jaillit de la roche. Il pose son arme, s’éclabousse le visage, boit quelques gorgées, remplit sa gourde puis contourne le rocher. Là, il découvre que le sentier se sépare en deux.
C’est l’instant. L’instant exact où Luigi choisit le chemin de gauche. Mais peut-on parler de choix quand on ignore où mènent les chemins qui se proposent à nos pas ?
Soleil levant.
Au sommet du mont Besson, Élisa sort une épaule de son duvet. Vers l’ouest, le massif de la Sainte-Victoire s’illumine d’une lumière de coquelicot nouveau. Les coudes appuyés sur l’herbe rase, elle ajuste ses jumelles. Elle fouille le paysage, remonte la piste qui parcourt le mont et finit par repérer l’endroit où Luigi, soixante-dix ans plus tôt, s’est arrêté. Elle l’aperçoit, penché sur la source qui bouillonne au creux d’une vasque de pierre et fait valser de fins éclats de calcite. On raconte que les fontaines sont les yeux des nymphes prisonnières des roches et de la terre. C’est par ces miroirs qu’elles peuvent voir le monde et qu’entrent ses images dans leur mémoire.
Des gouttes lumineuses ruissellent sur le visage de Luigi qui s’apprête à repartir. Bien sûr, Élisa ne peut l’avertir. Trop d’espace et de temps les séparent. Pour le voir, elle fait appel à l’autre regard, celui qu’elle déployait déjà lorsqu’elle était petite fille et dont elle n’a jamais parlé à personne, sachant par intuition puis par expérience que bien des gens revendiquent une pensée rationaliste. Peut-être n’est-elle qu’une rêveuse particulièrement douée. En tout cas, elle distingue Luigi très nettement. Elle lui crie d’attendre un peu, de se cacher. Son cri se perd dans l’épaisseur du temps.
Luigi court dans la descente en se rattrapant parfois à la branche d’un pin.
À cet instant, Luigi entend au loin le claquement des salves d’armes automatiques troué par des détonations plus sourdes. Il voudrait revenir sur ses pas, combattre avec ses camarades. Les forces ennemies sont innombrables, mieux équipées, méthodiques. Le capitaine l’a désigné pour traverser leurs lignes et transmettre les documents serrés par un élastique au fond de son sac. Il doit rejoindre les ruines d’un hameau envahi par la végétation. Là-bas, il retrouvera son ami Miguel qui prendra le relais et poursuivra la mission.
Le mistral a lavé le ciel. Il fait déjà chaud. Le soleil irradie les falaises calcaires. Luigi s’éponge le front. Un bref éclat lumineux attire son attention au sommet du Besson, là où il vient de passer la nuit. Sans doute le miroitement du soleil sur une boîte de conserve qu’il aura oubliée là-haut. Le reflet est mobile. Si c’était un tireur ennemi, derrière la lunette de son fusil… L’éclat disparaît. Un point glacé entre les omoplates, Luigi se faufile dans la mince cicatrice qui trace parmi les épineux. Il approche du champ d’olivier qui surplombe le village abandonné où Miguel l’attend. La pente est douce. Il marche maintenant, réajuste la sacoche à son épaule et empoigne son arme à deux mains. De l’autre côté du mont, les tirs se font plus rares. Les oliviers frémissent sous le souffle du mistral. Il entend des cliquetis.
— Miguel ?
Il avance entre les troncs torturés, l’oreille aux aguets, ne percevant que le friselis des feuilles agitées par le vent.
La première rafale lui fracasse les jambes. Il s’effondre sous son propre poids. Ses fémurs brisés traversent ses chairs et s’enfoncent dans le sol. Il n’entend pas les détonations de la deuxième volée de balles qui déchiquètent sa musette, transpercent sa poitrine, en font jaillir des fleurs de sang.
Il gît sur le dos, les yeux ouverts sur le bleu.
Un reflet scintille par moment au sommet du Besson. Une voix crie son prénom, de l’autre côté de cette nuit qui envahit son ciel.
Un sous-officier allemand s’approche, lui soulève la tête du bout de sa botte, rengaine son pistolet, économise une balle.
*
Élisa s’arrête à la source. L’eau est aussi limpide que le jour où Luigi s’y est désaltéré. Elle n’oublie jamais de ramener un peu de cette eau à la vieille Giovanna, la mère de Luigi, qui la savoure à petite gorgée en fermant les yeux, persuadée de boire l’eau de Jouvence, elle qui a plus de cent ans. Élisa en boit elle-même quelques lampées avant de descendre au village par les sentiers bordés de romarin. Le campanile du clocher dessine ses arabesques de fer forgé sur le ciel, au-dessus de la ligne des arbres.
La place de la mairie est déserte. Élisa se déleste de son sac à dos à l’ombre des platanes, près du monument de pierre où le nom de Luigi figure avec celui de trente de ses camarades. Après les combats, au risque de leur vie, des villageois sont allés chercher les corps des partisans. Sous le soleil de juillet, ils les ont alignés de chaque côté du cours.
Ce jour-là, Giovanna s’est agenouillée près du cadavre de son fils. Des langues de chair saillaient par les trous de ses vêtements, là où les balles de mitrailleuse avaient pénétré. Elle n’a pas pleuré, elle a prié. Elle a regardé les gisants un par un, en faisant le signe de croix.
Élisa est la seule personne de la famille à avoir obtenu la permission de feuilleter le carnet qu’on a trouvé dans la poche de Luigi. L’angle droit a été arraché par une balle et ses pages sont imprégnées d’un sang devenu presque noir. En inclinant les feuillets sous un certain angle, l’écriture de Luigi, une trace d’argent, luit faiblement. Certains soirs, Élisa s’allonge aux côtés de son arrière-grand-mère et lui lit les vers écrits par Luigi au maquis.
Tout à l’heure, les officiels commémoreront ce jour tragique avec leurs grands mots désincarnés et leurs fanfares. Ni Élisa, ni Giovanna ne seront présentes.
Élisa s’éloigne de la place. Les mots de Luigi chantent dans sa mémoire :
J’ai vu
la lumière scintiller
contre l’épaule bleue du mont
Très haut
j’ai vu
de ses terres douces
rejaillir ma source
Son chant
par-delà les siècles
effacera mes chemins de poussière
Le temps pleut
La vie éclabousse
Envie d’aller le lire aussi…
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Quelle bonne idée ! Merci, Barbara.
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