Le rêveur (Jacques Bertin)

à écouter ICI

J’étais l’enfant qui courait moins vite
J’étais l’enfant qui se croyait moins beau
Je vivais déjà dans les pages vides
Où je cherchais des sources d’eaux

J’étais celui à l’épaule d’une ombre
Qui s’appuyait, qu’on retrouvait dormant
Je connaissais les voix qui, dans les Dombes,
Nidifient sous les mille étangs

Je fus plus tard l’adolescent qu’on moque
Au regard vain dans la ville égaré
L’homme qui campe à l’écart de l’époque
Tisonnant ses doutes pour s’y chauffer

Je suis monté au lac des solitudes
Dans l’écrin gris des charmes sans raison
Où des airs vieux palpitaient sous la lune
J’aurai laissé des chairs aux ronces, des chansons

La note basse des monts, les absences
Les émeraudes du val interdit
Toutes les belles ruines du silence
Tout ce qui ne sera pas dit !

Si jamais tu t’accroches à ma légende
Il faut que tu t’en remettes à mon mal
Ne trahis pas, vois la plaie où s’épanche
Tout un monde animal

L’enfant muet s’est réfugié dans l’homme
Il écoute la pluie sur les toits bleus
Les cœurs sont effondrés, le clocher sonne
Que faire sans toi quand il pleut ?

{x2:}
Ma vie ne fut que cet échec du rêve
Je ne brûle plus, non, ce sont mes liens
Les sabots des armées m’ont piétiné sans trêve

J’écris dans le ciel vide et vous n’y lirez rien

LIBERTE (Anjela Duval)

La formidable magie de ton nom
Sème la folie de par le monde !
Pour toi les Peuples se prennent à la gorge.
Se déchirent.
Courent.
Fuient, tuent, assassinent,
Se suicident…
On a écrit ton nom en lettres d’or
Sur les drapeaux des nations.
On l’a gravé dans le métal
Et dans la pierre.
Le Peuple t’élève de grandes statues
Le Poète te dédie des milliers de vers
Tous les Êtres sont amoureux de toi
Et pourtant à personne tu ne te donnes entière
Personne ne te connaît
Car tu n’existes pas
Tu n’es pas plus qu’une ombre
Tu existes pour nous rendre fous
Pour qu’on se prosterne, pour qu’on te prête hommage.
Espèce de sorcière !

31 juillet 1969

(Traduction Paol Keineg)

Interdit (poème d’Anjela Duval)

Don

Interdit…

Mon mal d’être.

Mon amertume
Je ne connais pas l’’ennui —
Je n’ai pas le droit de les mettre dans mes vers.
Dans le coin le plus sombre de mon cœur
Il faut que je les garde au secret.
Personne ne doit savoir mon calvaire
Si ce n’est Celui qui nous a montré le Chemin.
Défense de déposer ces fardeaux
Sur les épaules des jeunes.
Tant que la vieille peut
Les porter par elle-même.
Il faut grimacer un sourire
Même quand perce la douleur la plus vive.
Il faut leur donner l’espoir
En un Avenir qui sera à eux
Et qui effacera des siècles de honte…

2 décembre 1972

(Traduction Paol Keineg)

A quoi bon (un poème de Anjela Duval)

Guerrier

A quoi bon ?

— A quoi bon, mon frère
te lever avant le jour pour écouter la messe du matin
si tu restes ensuite à traîner, à boire, à médire d’autrui ?
— A quoi bon, mon frère
donner généreusement aux bonnes œuvres
si c’est de l’argent facile gagné aux dépens
de tes frères qui n’en ont guère ?
— A quoi bon, mon frère
discourir sur l’Entente des Nations
et la concorde des Peuples
si tu n’es pas capable de vivre en paix avec tes voisins… et peut-être ta femme ?
— A quoi bon, mon frère
partir en pèlerinage vers de célèbres sanctuaires
à l’autre bout du pays ou à l’étranger
si, à ta porte, la vieille chapelle de ton
saint patron tombe en ruine ?

— Et moi, pie bavarde, qui suis-je pour
te juger d’après la paille que je vois dans ton œil
Quand le Grand Juge voit probablement la
poutre qui est dans le mien ?
30 novembre 1964

Sur le chemin

Vers Crozon

Les touristes (Anjela Duval)

Ils me font rire
(Quand ils se mettent en rage !)
Ils sont, disent-ils, à la recherche du calme
Loin du vacarme des villes !

O calme sacré des campagnes ?
Toi plein à craquer d’une vie exquise
C’est eux qui sont venus semer le désordre
Comme le plouf d’une pierre dérange
La surface tranquille du lac

Je n’entends plus dans la journée
Mes amis ailés
Ni au fond de son trou
Mon ami le grillon
A chaque coin du village : un tapage
Le tintamarre des voitures puantes
Le boucan des transistors
Qui n’arrêtent pas, répandant dans l’air
Des cris de bêtes sauvages
Évadées de leurs cages
Ou des miaulements de chats malades
Qui mettent les chiens du quartier en fureur
Et les coqs à chanter sur les perchoirs

O calme ! Calme sacré des campagnes !
Que seul le campagnard
Saurait comprendre
Saurait goûter.

31 juillet 1967

(Traduction Paol Keineg)

Lande

sur la lande

Une petite fleur d’ajonc parlait (Anjela Duval)

— Tu étais pressée de me cueillir, hein ?
Et tu t’es piquée le doigt à mes épines !
Un petit peu de rouge a coulé
Sur mon habit doré
Et tu t’es dit : voilà qui est bien !
Et tu m’as enfermée dans ta lettre…
Si tu avais fait un petit trou dans l’enveloppe
J’aurais pu voir pendant le voyage.
Les royaumes celtiques d’outre-mer
Et j’aurais salué
Le chardon d’Écosse
Avec ses bruyères roses
Le trèfle d’Irlande et mes sœurs jaunes
M’auraient répondu à coups de parfum
Que j’aurais emporté là-bas
Chez les Celtes en Exil
Au bout du Monde :
— En toi se mêlent tous les parfums de la Celtie
Ton cœur de miel doux dans l’âpreté des épines.

30 janvier 1971

(Traduction Paol Keineg)

LE MÊME POÈME EN BRETON

Ur vleuñvenn lann a gomze

— Mall az poa d’am c’hutuilh, hañ ?
Ha plantet ac’h eus da viz em drein !
Un netraig ruz a zo chintret
War va mantell alaouret
Ha lavaret ac’h eus : mat eo an dra-se !
Ha va c’hlozet ez lizher…
Az pije lezet ganin ur sanig er golo
Am bije gwelet em beaj.
Riezoł Keltia tramor
Ha saludet am bije
Askolenn ar Skosed
Hag o brugoł roz
Melchonenn Iwerzhon ha va c’hoarezed melen
Respontet o dije din gant o frond
Am bije douget du-hont
D’ar Gelted en Harlu
E penn pellañ ar Bed :
— Ennout eo kemmesket holl frondoł Keltia
Dous evel ar mel eo da galon e garvder an drein

Cythère

C’est loin Cythère ?

Un pavillon à claires-voies
Abrite doucement nos joies
Qu’éventent des rosiers amis;

L’odeur des roses, faible, grâce
Au vent léger d’été qui passe,
Se mêle aux parfums qu’elle a mis ;

Comme ses yeux l’avaient promis,
Son courage est grand et sa lèvre
Communique une exquise fièvre ;

Et l’Amour comblant tout, hormis
La faim, sorbets et confitures
Nous préservent des courbatures.

Paul Verlaine (Les fêtes galantes)