Fils du hasard

ET ALORS

Nu, il erre sur les crêtes du monde.

Inutile de le décrire, il vous ressemble : Enfant du hasard ou de Dieu.

Quel Dieu ? Qui ? Où ça ?

Des flèches de lumière le mitraillent comme elles mitraillent ce qui vit et ce qui est inerte, indifféremment. Cette matière qui vient des étoiles pénètre son corps avant d’en ressortir à peine affaiblie. Il digère sans en avoir conscience cette énergie captée dans l’épaisseur de sa chair et, de ses blessures imperceptibles, suintent des liqueurs primordiales invisibles.

Pour grandir, il imite les autres, ses parents, ses maîtres. Il découvre le monde, ses merveilles, ses beautés, les tortures, les souffrances. Il s’y  accoutume et prend place dans la lignée des massacres et des crimes, mais aussi, parfois, de la pure bonté.

Chaque jour, pour avancer, il tranche ses entraves, rengaine ses doutes. Il veut croire que même après lui ça continuera. Que le bon, toujours, l’emportera sur le mauvais. Comment comprendre, autrement, la survivance de la horde depuis la nuit des temps ?

La route est longue.

Il ne peut se souvenir de tout et ça le sauve. Sa mémoire, jour après jour, rebâtit l’histoire de sa vie, ajuste les contraires. Il organise son chaos, comme ses semblables qui, à de rares exceptions près, en font autant. Que serait l’état des rues si tout un chacun y déversait les scories de sa pensée, le flot d’ordures qui l’encombre, ses images noires, le délire qui l’agite en secret et qu’il réprime quand il noue sa cravate ou se maquille devant son miroir ?

Il vieillit, avec ses rêves extravagants, consolé parfois par des confréries éphémères. Et, s’il s’accommode de sa bizarrerie, il s’en méfie autant qu’il craint l’inquiétante étrangeté de l’autre.

Il découvre qu’il est un être approximatif, qu’il n’a jamais eu de sentiments constants. Que leur intensité varie continuellement, du glacial au brûlant, sous l’influence des événements, des maladies, de sa nourriture.

Pour avoir la paix, il planifie sa normalité, contrôle son humeur, organise sa pensée en une pensée moyenne, souvent résumée par une opinion. Il abandonne ses songes à la nuit et lutte contre la folie à coup de mensonges. Il noie ses contradictions, ses désirs profonds en une constante abnégation, filtre sa fantaisie au tamis de la bienséance. Peu de choses dépassent de son être matériel.

Parfois la foule gronde. Il se sent traqué. Il n’est plus qu’une bête apeurée, prête à tout pour survivre. Quand il parvient à se sauver des crocs des chiens, il installe autour de lui ses dispositifs de sécurité, tant matériels que symboliques. Enfin tranquille en un pays sans guerre, légèrement abruti par l’abondance, il s’indigne alors du massacre des innocents que les  autres  organisent très régulièrement comme un rituel nécessaire.

L’innocence existe-t- elle ? se demande-t-il en craignant pour sa propre vie, car il se considère lui-même comme innocent, c’est-à-dire comme un imbécile sans pouvoir de décision et qui subit. Il a du mal à admettre que tout innocent peut devenir un bourreau, que l’âme humaine est ainsi faite : Beauté et massacres à égalité. Lui-même est un bourreau. Par procuration, bien sûr. Cette tranche rouge dans son assiette, c’est le bœuf 37552. Oh ! Le bel animal aux yeux langoureux qui broutait dans la prairie quand le train des vacances passait. Mais, dans l’assiette, il n’est plus qu’un amas de protéines qu’on sale et qu’on poivre. Qui est capable d’organiser le massacre des animaux à grande échelle, de le planifier, est capable d’organiser celui de ses frères. A condition bien sûr de les reléguer au rang de bêtes. Ce qui n’est pas facile car l’homme à sa fierté, sa dignité, quoi qu’il advienne. Quelque chose en lui malgré toutes ses turpitudes le tire vers le haut.

Il se souvient : Enfant, il disait oui au monde, ne demandait qu’à vivre, à aimer, à grandir. Mais le temps est un tueur d’âme patient. Ne pas vivre pour ne pas mourir est une attention de tous les jours. Sa condition le révolte : Tant d’écueils et de récifs évités pour finir, au bout du compte, absorbé par l’abîme ! A quoi bon ces espoirs, et cette fatigue !

Il se rassure comme il peut, à l’automne, en voyant le vol tourbillonnant de la feuille qui rejoint le tapis pourrissant de ses semblables au pied de l’arbre. Fermentation, promesse d’une nouvelle vie. Il rêve la recomposition de ses molécules, sa renaissance éternelle. Il est fait d’espoir et aussi de cette mélancolie propre à l’espèce qui le rend nostalgique d’une unité perdue, d’un univers de fraternité, de paix, de plénitude où l’inconscient et le conscient seraient enfin réunis en un tout.

Pour supporter sa condition, il invente des mythes. Il est rassuré par des symboles familiers et codifiés, guirlande clignotante décorant les rues de la conscience collective. Sous ces lumières factices, il reconnaît ses frères tel qu’en lui-même il se reconnaît : Un élément de la grande meute civilisée, celle qui, d’un moment à l’autre, peut brûler sa forêt symbolique et lâcher les chiens de sa folie trop longtemps comprimée.

Au fond, il se déçoit : Il n’a pas réussi a modifier le cours du monde qui se repaît toujours et encore de ses vieilles histoires sanglantes et les recrache presque identiques, à peine corrompues par la digestion.

Un jour, il brise le miroir avec son front. Se réveille et chasse l’illusion. Il comprend qu’il est capable du meilleur comme du pire. Que le mal est si présent que c’est du bien dont il faut s’étonner. Il sait qu’il possède naturellement, ainsi que tous les autres êtres humains, cette force terrible de miner la vie. Que préserver cette vie, la cultiver demande un apprentissage, un effort, une volonté de tous les instants. Il découvre que le temps qui lui est accordé ici bas est son seul patrimoine et qu’il est bien tard pour s’en rendre compte.

Enfant du hasard ou de Dieu, comme vous.

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