Toujours le journal de Vincent Malbec

Peu, au vrai, ont l’oreille assez fine pour percevoir la musique du tueur. Je l’ai connu en un temps où, comme lui, vêtu d’un uniforme, je portais une arme. Il vous enveloppait d’un bon regard et vous berçait de ses phrases rassurantes qui chantaient la mort du langage tant elles étaient banales et dépourvues d’imagination. Il était une présence floue, un individu ordinaire privé de sa parole vraie. Quelqu’un qu’on ne peut résumer à l’intrigue de sa vie. Ne l’imaginez pas médiocre et insensible. C’est un être humain, il aime, il pleure. Croyez-moi, c’est notre alter ego. Comme lui, nous savons oublier nos meurtres et nos larmes. Le plus souvent, nous tuons par négligence ou par délégation. Lui, il se salit les mains. Il est notre mercenaire, nous le payons de nos deniers.
Il tue froidement et disparaît. On l’aperçoit du coin de l’œil et il est déjà loin. Un soir il quitte l’Afghanistan, le lendemain il s’engage en Afrique. Un peu partout sur la terre, il patrouille, la haine serrée dans son poing. C’est un vieux gamin qui a poussé tristement, baraqué et ombrageux. Trop fort pour qu’on l’attaque, trop solitaire pour qu’on l’aime. Si par hasard quelqu’un cherche à l’approcher, sycophante fasciné par son secret, il le pousse d’une bourrade hors de son chagrin. Il affecte une détestation orgueilleuse des hommes. Il a la passion des plaies, la mortification hautaine. Euphorique de noirceur et d’éducation chrétienne, il se signe après chaque meurtre.
Il veut continuer à vivre sans remords et tuer encore. S’il joue du violon ce n’est pas pour vous charmer, c’est pour se guérir de son chant intérieur et se préparer au pire. Il sait qu’il finira pendu à un croc, leurre cloué au ciel pour les anges de passage.
Il dit : Le crime est un langage plus pur que la musique.
La mort désespère de lui, de sa chevelure drue et noire, de son énergie. Il n’a pas d’âge et pense que sa santé est un dû de la nature. Ses rares amis ont disparus, quelques uns ont voulu le tuer, l’oublier, le nier. Il n’est pas rancunier. Il est un animal fou, obstiné, lucide.
Il ne croit ni aux discours ni aux écrits. Il a peu lu : trois ou quatre versets de la bible, des bandes dessinées. Aucun roman ne remplacera sa mémoire.
Trente ans en arrière, il courait les rues de Beyrouth, poursuivi par le tir d’un sniper. Je l’observais depuis un rempart de sacs de sable. Il pleuvait ce jour là. La balle l’a manqué et a frappé l’enfant qui rêvait à sa fenêtre. Il a attendu sur le trottoir la deuxième balle qui n’est jamais venue. Il s’est remis à marcher et il est passé sous la vitre du rêve, trouée, éclaboussée de sang. Au loin, des détonations sèches rythmaient les tirs de mortier. Il a enjambé des cadavres en pleurant.
Je suis certain qu’il regrette cette eau nocturne, qu’en y repensant, il a envie de tuer. N’importe qui. Le premier venu.
Il se souvient de moi. La semaine dernière, il m’a envoyé une carte postale. Je sais qu’il rôde au Mexique, son étui à violon sanglé à l’épaule, virtuose du désespoir.