Corps de lecteur

Corps de lecteurs

Je me souviens d’un rocher au bord du Gardon de Mialet, en Cévennes, qui m’accueillait sous un surplomb pourvoyeur d’ombre dans ses creux lisses miraculeusement adaptés à la forme de mon corps. De temps en temps, très occupé à recréer le monde du roman que je lisais, j’étais surpris par le réel qui faisait irruption dans mon univers mental : un bourdonnement d’insecte, le saut d’un poisson, des rires d’enfants, le mistral dans les cimes… Une incitation à lever la tête, à reprendre possession de moi mais sans frustration. Poser un livre est un grand plaisir quand on sait qu’on va le reprendre après un bain dans une eau claire et jaillissante où brillent les paillettes de quartz soulevées du fond par le bouillonnement du courant. La  distraction est ici un moyen de se ressourcer et de différer le plaisir de lire pour mieux le savourer ensuite. Il ne m’arrive jamais rien de pareil devant un écran. D’un clic, je bascule d’un espace à l’autre tout aussi virtuel et glacé. Cette action compulsive, ce zapping, trouble ma lecture. Attiré par la diversité des propositions du web, je m’égare de site en site, loin de ma lecture initiale et d’une réflexion véritable, victime de Sa Majesté des mouches, le prince de la distraction.

   La dématérialisation de la lecture sur écran, son implication physique minimum, m’apportent bien moins de joie que la lecture palpable d’un livre en chair et en os. Peut être suis-je né trop tard et n’ai-je pas bénéficié suffisamment tôt d’une initiation à la lecture sur écran. On me dira que la liseuse électronique est un bon substitut du livre. Pas de fatigue visuelle, encombrement minimum, utilisation en tout lieu, disponibilité de milliers de titres… Il semble que cet outil ne rencontre pas le succès attendu. Signe que le papier a encore de beaux jours devant lui – s’il reste encore des arbres à mâchurer..

   C’est que le livre papier – nommé aussi volume – possède une matière, un relief, une texture, un poids qui monopolise notre corps en mettant en synergie nos gestes, nos perceptions et notre intellect. On me dit que tout ceci est un ramassis de poncifs  trop souvent évoqué pour dénigrer la lecture dématérialisée. Je me souviens pourtant de l’odeur acide des Livres de poche  liée à jamais à mes premiers émois littéraires plutôt éclectiques – Les canons de Navarone d’Alistair MacLean, La bienheureuse Raton fille de joie de Fernand Fleuret, Le Horla de Maupassant etc. Ce parfum particulier, flotte encore entre les pages des vieux bouquins trouvés dans une brocante, chez Emmaüs, ou sur un rayon de ma bibliothèque. Je retrouve alors la fraîcheur de mes engouements et mes découvertes adolescentes.

   Préférer la matérialité du livre papier à l’image électronique est sans doute affaire de nostalgie mais pas seulement. L’épaisseur d’un livre, sa tranche, nous permet une première évaluation de l’ouvrage, du temps que nous lui consacrerons. Nous pouvons le feuilleter, nous en faire une idée avant de se décider à le lire ou à le reposer. Et quand nous lisons, le nombre de pages qui restent à lire nous prépare à l’adieu au livre, nous invite à savourer davantage les dernières pages. Mais, mieux que ça, L’épaisseur du livre participe la mémorisation de ce qu’on lit.

   Une étude du laboratoire de neurosciences cognitives de Marseille a soumis la lecture d’une nouvelle de 28 pages de la romancière Élisabeth Georges à deux groupes de lecteurs munis les uns d’une version papier les autres d’une liseuse électronique. Les deux groupes ont eu la même compréhension globale de l’histoire mais, par contre, sur les aspects temporels de l’histoire, les lecteurs sur papier ont été plus précis que les autres. Par exemple, ils ont mieux su dire dans quelle partie du texte était mentionné tel événement ou tel autre. Le dernier test, surtout, qui demandait de replacer 14 événements de l’histoire dans l’ordre chronologique a montré une bien meilleure performance des lecteurs papier. Cette expérience tend à prouver que nous nous repérons moins bien dans l’espace du livre électronique que dans celui du livre papier. Dans le cas d’une lecture sur écran, notre approche des séquences de l’histoire est gênée par l’absence d’indices spatio-temporels provenant de notre toucher et de nos autres sens. On parle de kinesthésie pour évoquer la perception, consciente ou non, de la position des différentes parties de notre corps pendant un acte. Cette fonction nous permet de nous ajuster au monde – par exemple de coordonner notre œil et notre main. Mais la kinesthésie est aussi un élément clé de la mémoire musculaire qui participe elle-même à la mémorisation plus globale d’un geste d’une action et au-delà, au développement de la mémoire intellectuelle.

   L’expérience que je viens d’évoquer est soumise à débat mais elle montre surtout l’engagement de notre corps dans la lecture (comme dans toute action humaine) Il est différent selon les types de support de lecture. Un des analystes de cette expérience explique que le numérique doit trouver sa corporalité (sic) pour être vraiment opérationnel. L’avenir nous dira de quelle manière le corps humain s’adaptera aux technologies qui peu à peu le mettent à l’écart de son propre corps. L’être humain augmenté dont les transhumanistes rêvent risque, en fait, d’être un individu diminué et dépendant de prothèses technologiques à la merci des contraintes énergétiques et matérielles.

   D’autres études dont celle de Ziming Liun, professeur des sciences des bibliothèques à l’université de San José, montrent que la lecture numérique à plutôt une fonction utilitariste qui amoindrit les facultés d’attention et de concentration. Elle nous invite à papillonner sans cesse, entretient une excitation attentionnelle et finalement une désorientation cognitive. Nos capacités de repérage et de mémorisation sont amoindries et nous font perdre le fil de notre pensée.

   Sur un écran, tout paraît plus simple mais, en fait, devient simpliste. L’image se substitue au texte, le texte devient rudimentaire, soi-disant pour être accessible au plus grand nombre. Certains chercheurs craignent que l’abstraction électronique rende confuse la limite entre espace réel et espace virtuel. Le fait est que lecteurs qui n’auront connus que ce type de lecture auront assurément le cerveau façonné différemment de celui d’un lecteur papier. On peut d’ailleurs constater que les troubles de déficit de l’attention se développent, il suffit de demander leur avis aux enseignants.

   A tous ces arguments qui pénalisent la lecture sur écran s’ajoute celui de la fonction sociale du livre papier du fait de son statut de vecteur d’une transaction matérialisée. En effet, prêter ou donner un livre enrichit l’échange entre individu de manière beaucoup plus sensible qu’un transfert de fichier électronique abstrait sans contenu affectif identifiable. Beaucoup de ces fichiers se retrouvent noyés parmi les dizaines reçus journellement et rejoignent le cortège des mangeurs de temps…

   Nous sommes des êtres doués de perception sensorielle et de mouvement ; il semble acquis que nous avons besoin de la matérialité des objets pour nous situer au monde. Se frotter physiquement à notre environnement marque efficacement notre mémoire, nous permet d’engranger du savoir et d’affiner notre sensibilité tout en augmentant la conscience de nos actions. L’expérience vécue change la perception des choses et l’enrichi. Un homme qui aperçoit une montagne au loin ne peut en parler de la même manière que celui qui aura parcouru cette montagne à pied. Ce dernier aura vécu le paysage dans sa chair et sa perception sera enrichie par son expérience. De même, la lecture physique d’un livre de papier est une expérience corporelle, intellectuelle. Elle devient même métaphysique quand on lit un livre ancien marqué par ses lecteurs et les effets du temps : jaunissement, effritement du papier, marques et traces mystérieuses. Lire un livre nous fait partager l’intimité de celui qui l’a écrit mais lire un livre déjà lu par d’autres nous fait sentir notre appartenance à l’humanité en nous reliant à une confrérie intemporelle de lecteurs inconnus ou disparus.

   L’abstraction gagne du terrain mais la dématérialisation tout azimut n’est pas seulement l’aboutissement des progrès scientifiques, elle est un moyen d’asservissement. Nier l’expérience individuelle des corps et des esprits, normaliser les attitudes, les goûts, les modes de vie et les sensations permet de vendre au plus grand nombre en éliminant la diversité. Nos démocratures marchandes le savent bien qui usent et abusent des subterfuges technologiques pour niveler les particularités, annihiler nos désirs profonds et nos révoltes, guider nos désirs. Plus besoin de massacres et d’autodafés nazis ou staliniens – en ne citant que les périodes les plus spectaculaires – pour rendre consentant le citoyen à son asservissement.

   Vous objecterez que l’écrit, qu’il soit virtuel ou livresque, est un ennemi pour les régimes totalitaires. Effectivement, lorsqu’il y a suffisamment de citoyens capables de lire et de comprendre, la tyrannie des satrapes de tout poil est mise en péril. Face à des peuples sous instruits et maintenus en misère, la domination rencontre moins d’opposition. Remarquons que, dans cette situation extrême, la lecture livresque offre encore des avantages sur la lecture sur écran car il est plus facile pour les dictateurs de couper les réseaux informatiques ou l’électricité nécessaire aux ordinateurs que d’empêcher le passage sous le manteau de documents papier. C’est une bonne raison pour privilégier le livre et même de le sauver car la démocratie n’est jamais acquise – si un jour, en un seul endroit de cette planète, elle a vraiment existé.  

   Deux cultures s’affrontent : celle de la lecture profonde sur papier qui nécessite un contexte de silence et celle de la lecture numérique qui obéit au culte de la vitesse et de l’agitation et nous conduit à l’éparpillement de la pensée, au chaos. Comment résister quand la technologie liée à la marchandisation devient hégémonique et totalitaire ?

   Mais j’y pense, ce texte ne serait-il pas traître à sa cause, étalé comme il est sur cet écran ?

DOGONS

Cavalier solaire.

Huitième ancêtre après le Maître de la Parole, le Verbe, analogue au sperme comme l’oreille l’est au vagin, s’enroule huit fois avec la semence autour de la matrice pour la féconder.

  Huit fois aussi, la spirale de cuivre rouge, image de l’eau principielle, s’enroule autour de la jarre solaire pour éclairer le monde.

  Zéro, obscurité sans origine n’a jamais eu le temps d’exister.

  Sept unit les contraires qui enfantent la perfection, dans la lumière des pluies nouvelles et l’orage des forgerons,

   Le guide s’est enfui de l’école à dix ans et réinvente la tradition en juxtaposant des bribes de symbolisme déguenillé. Les touristes suent en buvant ses paroles hasardeuses.

  Huit est bègue.

  Zéro brille sur le monde.

  Sept est à la recherche d’un médiateur pour régler un divorce.

VOLAILLES

Toute une vie (collage JH)

Vaille que vaille, marchez volaille ! Piaillez et entrez en musique au poulailler des convenances labellisées. Nus dans la vapeur des marmites, fumeux et déplumés, cous piquetés encore d’un duvet qui bouge doucement aux courants d’air de l’atelier, tous pareils et dépareillés, étoilés, étiquetés, enchaînés à la chaîne d’abattage, donnez votre sang de gallinacé pour la gloire des canailles endimanchées ! Pondez volaille pour les besoins du marché qui réclame votre marmaille déculturée ! Le temps est à tondre vos œufs, le temps est à tordre vos cous, à farcir vos peaux de mensonges et de promesses. Sur les champs de bataille, vaille que vaille, pigeons et cailles, marchez d’un seul cœur au marché des dupes élevés en patrie. Vous n’avez plus de goût, ayez tous le même et mourez pour la gloire des nantis. Ils fêteront leur victoire en signant de vos plumes leurs traités de Versailles sur le parchemin de vos dépouilles…

Changer

Le Journal de Vincent Malbec

Ciel changeant

Accepter le verdict du miroir ou bien maquiller son image et vivre d’illusions. Si elle a trop de reprises, changer de vie. Changer de profil, de face, de fil à son aiguille. S’échapper, tel une anguille, des mailles du filet. Une à l’endroit, une à l’envers. Courir droit devant et de travers. Changer de vis-à-vis. Changer de pays, de ville, de maison, d’arbre, de gazon, de sensation. Partir ailleurs. Vérifier si, là-bas, Je est un Autre

   Vendre sa vieille vie d’occasion ou la retaper au fond de son garage à mots. Briquer les chromes, huiler la mécanique, refaire les joints pour que ne coule plus les larmes inutiles, la salive des paroles usées. Nettoyer le pare-brise et aller à la rencontre de ce qui vient.

   Quoi que ce soit.

La solitude du coureur de mots

Le journal de Vincent Malbec

Ivre de mots

La solitude du coureur de mots est un vilain défaut.

   Voyez-le assis à sa table, fasciné par le blanc d’une page  vierge.

   La plume de son stylo tremble dans sa main échouée sur l’air. Si ses lecteurs pouvaient le voir, les uns riraient, d’autres seraient émus de tant de beauté sans emploi.

   Quelques mots échappés de son entaille viennent le narguer.

   Il songe que sa vie ne fut qu’écriture et qu’elle ne serait qu’une fiction s’il n’avait noté dans son journal, le moindre de ses sentiments, ses exercices de séduction devant des miroirs amnésiques, ses plus minimes tergiversations sur la plaque sensible. Fluctuations de limaille, affolements d’aimants, tout serait maintenant effacé, oublié, transformé, et son histoire jamais construite. Il subirait la mémoire enfouie de sa propre vie et s’égarerait dans la géographie mouvante des paysages parcourus, des visages aimés, saturés de lumière, de désir.

   Ce matin, il lutte contre la vibration noire, impuissant à faire rejaillir  l’éblouissement d’enfance, l’intense étincelle.

   Il regarde l’image punaisée au mur : la reproduction d’une enluminure du moyen âge. Elle représente le chevalier Lantold apportant une missive à sa dame. Comment se fait-il qu’il ne la pas confiée à un messager ? Il en dressait à foison, prêts à courir aux quatre coins du royaume. Si vite que leur cœur explosait parfois.  Bizarre courrier que celui qu’il faut  porter soi-même…

   C’était sans doute une pensée d’amour. Une part de son âme capturée par sa plume, que sa parole aurait trahie. Des mots notés patiemment à la lueur fuligineuse d’une chandelle de suif dans l’inconfort de l’ost, au soir de la bataille, quand le sein de sa belle lui manquait tant.

   Arrivé en son domaine de paix où sa dame l’attend sous la plus haute tour, pimpante comme un oriflamme de soie sur le gazon de la plaine, il lui tend sa lettre du haut de son destrier, lui prouvant ainsi la permanence de son amour, fort hier, doux aujourd’hui, après la fatigue du voyage. Elle semble comprendre, en remarquant l’écume aux lèvres du cheval, que les mots ont une réalité physique…

   Le coureur de mots est bien d’accord. Il pense que les mots sont des flèches qui peuvent tuer à distance, des charbons ardents à la surface éteinte, au cœur incandescent, qui incendient les âmes longtemps après leur brûlure première. Aussi se cache-t-il au cœur de leur armée. L’écriture est, pour lui, un refuge, une protection contre les péripéties humaines qui s’impriment en traces sanglantes sur la terre. Il revendique son apparente indifférence et se reproche seulement son manque d’agilité à capter ses pensées versatiles. Il aurait besoin de s’oublier un peu, de se détendre. Son organisme asphyxié manque d’exercices amoureux.

   Futilités ! La tentation est vite balayée. Mieux vaut rêver sans bouger quand l’hiver gèle le cœur des belles. Il laisse donc la vie gesticuler sans lui et ne jouit que de celles qu’il transmue en romans, en poèmes, en ritournelles…  

   A cinq ans, il écrivait déjà. Chemins d’encre, griffes des landes, traces lentes, mémoire de l’acier des plumes. Ses souvenirs perclus l’assaillent parce qu’il a posé son stylo et qu’il est libre un instant de ne penser qu’à sa vie.

   Entre les fleurs désuètes du papier peint, le sourire de sa grand-mère le guette. La vieille femme ose un dernier tour du monde, le tour de son lit, avant l’adieu essoufflé. Il ne la reverra plus. Trop occupé par sa graphomanie.

   Regret d’adieux doux, courants d’air des gares, étreintes éteintes. L’amour floué exhale hors d’haleine son halo noir au-dessus de la ville et embrume son esprit déjà troublé.

   Il se revoit, les soirs blêmes, noyant ses désirs dans le gin, laissant aux matins gris le soin de séparer l’ivresse du bon grain.

   Comment vivent les autres ? Il est si différent d’eux. Quand il y réfléchit, même son ombre est d’une espèce particulière. Endormie d’un sommeil de chien, les griffes plantées au bord de l’univers, elle troue l’horizon. Aucune aurore ne révèle son sourire, jamais une herbe ne boit ses larmes. Elle est ce qu’il possède le moins. Sans soleil elle doute de lui. Et lui d’elle. Heureusement, il sort rarement en plein jour.

   Ce soir, trop d’images viennent à lui, sournoises et mordantes. Elles ne se laissent pas capturer par ses pièges de papier. Il sent, dans son cou, l’haleine de leurs mufles chauds.

   Il a peur, se lève brusquement, renverse l’encrier.

   Encre, âcre sang.

   Signes rapides, insectes sous la lampe d’été. Des myriades de mouches parcourent sa rétine. Un éclair zèbre l’obscurité de son cerveau.

   Il tombe, inconscient, son stylo toujours à la main.

   Gerbe noire.

   Sa plume tordue est un bec d’oiseau mort.  Étendu sur le parquet de sa hutte de mots, il dort, ivre de lui, et respire en son sommeil la poussière d’innocence au goût de lait. L’innocence d’avant le Verbe.

FLUX

Le journal de Vincent Malbec

Patate !

Une lampe épinglée sur la nuit isole notre atoll intime.

   Tu bouges, assise sur mon ventre, bleue sur le cosmos où meurent des étoiles inconnues. Je cambre le dos sous ton jeune corps, tes hanches serrées dans mes paumes, et tu danses sur l’axe douloureux de mon âme. Des éclats d’argents tintent à ton poignet. Tu as gardé tes cinq bracelets et tu fais courir ta main sur ma poitrine. Caresse glacée. Frisson. Des gouttes de ta sueur pleuvent sur mon front. Perchés au creux de mes mains, tes seins caoutchouc bourgeonnent.

   Ondulation circulaire. Succion mouillée. Marée luminescente… Bleu des profondeurs. Moiteurs.

   J’aspire ta salive, bois le lait de tes aisselles, ta liqueur. Je m’enivre de toi qui tangue, t’approche et t’éloigne, haletante. Tu te penches et tes mèches brunes fouettent mon visage, balaient mes paupières. Je tends le cou pour mordre tes lèvres au passage comme un gosse sur le manège essaie d’attraper le pompon. Je suis tout entier dressé au cœur de tes ténèbres chaudes, astre veineux, luisant de mucus, couvert, découvert par le flux océanique.

   O de la bouche, claquement sec.

   Ouvre, ouvre encore ! L’œil noir, aigle humide, prend tout : bouche, sexe et ventre, peau, sang, souffle, souffle, brûlure, stridence, douleur, râle et souffle, plaisir, souffle, souffle et chute et cri.    Nous avons tout vécu et tout perdu. Toi trop jeune et moi trop vieux.

Earl grey

Le journal de Vincent Malbec

Danse (Huile et pastel – Joël hamm)

L’heure des thés.

   Le désespoir pousse en moi. De l’herbe entre les pavés ! En venant chez elle par le bus et le métro, je combats mes pensées noires par de naïves résolutions. J’aimerais lui paraître moins ordinaire, moins vieux aussi et me rendre subtil. Un frôlement d’aile, un thé au lait dans une tasse pervenche.

   Je suis jaloux de sa douceur. Elle effleure mes yeux d’un battement de cils. Son regard meurt et revient vers moi, vague lente. Son souffle parfumé de garrigue a des effleurements d’abeille. Son sourire fond, bonbon miel et menthe.  

   Je veux, pour elle, devenir aérien, un nuage filé par le zéphyr, l’onde tiède d’un champ de blé. Mon sexe nichera dans le sien, aussi gracieux qu’une alouette. Après l’amour, elle m’offrira un thé et je boirai sa bouche bergamote.

   Earl Grey.

   J’embrasserai ses yeux lotus pour laver leur mémoire. Ils découvriront ma nouvelle apparence : délicate et fragile. Je sucerai ses fruits exotiques sous l’ombrelle en papier de soie qui sert de lustre dans sa chambre. Mes mains recueilleront le flot de ses houles tièdes, le sucre de sa passion pendant que le thé refroidira

  Thé vert, thé de chine. Que l’été vienne !

   Rêvant à ce nouvel Éden, je sonne à sa porte et j’attends qu’elle m’ouvre en me curant le nez. Elle surprend mon geste et se détourne au moment où j’allais l’embrasser, encore tout reniflant.

Vieux chien

Le journal de Vincent Malbec

Timbré !

Le chien qui pleure s’est posé sur son cul et m’a barré le chemin en me fixant de ses mirettes de cocker. Il m’a appris d’un coup de langue que tu fleurissais toujours sur le terrain vague. Celui de mon esprit mélancolique que personne ne désire viabiliser. Je n’ai pas su quoi lui répondre.

   La dernière lettre que j’ai reçue de toi est vieille de quinze ans. Ton numéro de téléphone y était inscrit en post-scriptum. Je ne t’ai pas appelée. Tu ne me désirais pas au temps où je t’aimais. Tu ne m’as pas donné la priorité au carrefour des illusions. Tu écris, dans ta lettre, qu’il faut qu’on se revoie avant d’être trop vieux et de ne plus se reconnaître. Tu me fais des baisers très doux et tu signes du prénom que j’ai tant psalmodié en t’espérant. Je suis nostalgique de tes lèvres, de leur adolescence vermeille et je redoute la griffe de tes rides actuelles autant que je maudis les miennes.    Si tu veux de mes nouvelles, Lola, cherche-moi dans mon existence virtuelle en gardant de moi l’image dont tu te souviens, même si elle n’est plus d’actualité. Ouvre ton moteur de recherche et tape mon nom, tu me reconnaîtras. Je parle, sur un blog secret, d’un chien qui pleure…

La photographie

Le journal de Vincent Malbec

Fusillée (collage à partir d’un dessin au crayon- JH)

Une rue de Montmartre balayée par un homme vert et noir au sourire blanc. Les pieds dans le caniveau, il me salue. Je n’entame pas la conversation. J’ai peur de réveiller sa nostalgie, d’apprendre ce que je devine, comment il vit, loin des siens et dans quelle misère. Je décide de marcher jusqu’à épuisement.

   Je passe le pont au Change. L’orage menace. Boulevard Saint-Michel, je croise une belle qui fuit vers le jardin du Luxembourg sous son parapluie de paradis. Souvenir d’une autre. Avant Lola… Je cherche son nom. Ce n’est pas possible de l’avoir oublié. Il a disparu dans les limbes, comme elle.

   C’était hier, ma vie. Hier était Paris, hier était l’amour. Qu’est devenue celle qui me tenait le bras sur le quai Malaquais, tandis que gonflaient les bourgeons de mai ? Toujours, toujours…

   Je hâte le pas, je suis fatigué. Je prends le métro, soudain pressé de rentrez chez moi et de la retrouver. Ombre parmi les ombres du passé.

   Sur la photographie, elle est adossée à un mur marqué, quarante ans après, par les impacts de balles de la Libération de Paris. Je la faisais poser. Elle était un peu agacée. Les appareils numériques n’étaient pas encore inventés. Tandis que je brandissais ma cellule devant son visage pour mesurer la lumière, son sourire s’éteignait. Il est revenu lorsque j’ai braqué mon objectif sur elle. Ce n’était qu’une convenance destinée à ceux qui découvriraient la photo au fond d’une malle oubliée des vivants. Une manière de me dire adieu. Je découvre, en examinant attentivement ce cliché, que son regard me traverse, sans me voir. Je n’avais rien compris. Je m’inventais une histoire à laquelle j’étais le seul à croire. L’adolescence pourrait excuser mon manque de réalisme mais je sais que je n’ai pas changé tant que ça. L’âge adulte ne m’a presque rien appris. Je ne m’accommode pas de la réalité.

   Je range la photographie.

   Par la fenêtre, j’observe la rue mouillée, luisante de néons. L’homme vert reviendra demain. Son balai à la main, il s’arrêtera un instant pour répondre à mon bonjour et me sourire.    Je continuerais ma route, le cœur un peu plus léger.

Liquide

Le journal de Vincent Malbec

Dessin crayons de couleur – Joël Hamm

Devant la mer, amant amer, je guette la vague comme on attend le dernier bus.

   Les marées d’octobre charrient des pelotes de goémons au fond des baies de brume, des étroites rias. Algues vives indifférentes aux vagues, au chant des sirènes…

   Dans l’eau du port, mille poissons poussés par les courants frôlent de leur transparence les coques des chalutiers avant de jaillir, poignards au bec des mouettes qui surveillent et volent, survolent et veillent.

   Inconscientes d’éveiller le battement de mes ailes rêvées, elles m’emportent, ouïes claquées, corps volé, envolé.

   Près du phare, la lame opale déferle et noie la jetée.

   La vie liquide.

   Tout !

Sphinx

Le journal de Vincent Malbec

Horizon

  

Visage posé sur tes mains, face à la mer, tu regardais les orphies tirées en rang hors de l’eau, lames souples que le pêcheur éventrait et jetait sur le rocher. La ligne flottait sur les vagues. Bouchons dansants, questions.

   Sphinx, tes yeux d’ardoise interrogeaient l’horizon, la mer houleuse et les îles posées sur les brisants où le vent sculptait des oiseaux. Tu semblais attendre l’équinoxe sous le défilement des nuages apatrides.

   Mes bras de laine musclaient leur tendresse pour choyer ta peine, l’endormir, la distraire, la murer en son monastère. Au matin, tu t’éveillais apaisée. Tes paupières, d’un tressaillement, libéraient la beauté retranchée en ton cœur.

   Qui respire la grâce d’un jour sans amertume rejoint l’enfance de son âme et voit l’instant de la balance à son juste équilibre.

   Depuis ta disparition, Irina, j’ai vu le soleil se coucher huit mille fois. Ma tristesse a fini par mourir d’ennui. Tu ne viens plus me voir qu’en songe, par une vallée nue, sous des pluies noires, entre mes épaules de sommeil.

   Tes joues ont un goût de brume.

   Adieu, ma une, ma multiple. Jamais plus ta présence. Dans aucune vie, aucun pays. Ni au fil d’un torrent, ni sur une colline décoiffée par la tramontane.

   Tu as franchi la grille forgée, assaillie par les mouches de soleil, ton sourire vibrant des électrons de juin.

   La marée des jours a effacé ton nom, tes traits sur la plage. Ta main a déserté ma nuque. Ton sac gonflé d’éternité s’est vidé des bourgeons éclatés, des soirs d’avril, des neiges roses, du mai bleu, du goût des fleurs de thym, des élytres d’un criquet, du pollen safran des abeilles. Peut-être que celui qui s’est arrêté pour te secourir après ton accident a vu, dans le myosotis de tes yeux, s’éteindre les météorites d’or.  

   Ton image, attendue chaque jour, s’estompe ; elle est devenue aussi diaphane qu’un voile de soie usé.

   Je ne reverrai plus tes baraques de berger, tes litières d’azur, tes matins de naissance d’agneaux, la transhumance céleste des troupeaux veillés par la grande Ourse.

   Tu sillonnes mon sang, ma souterraine, sur la crête des houles, écume battue par les proues de mes navires obscurs.    Tu vogues, inaccessible, incandescente.

Enfants

Le journal de Vincent Malbec

La Lippina ( La Vierge à l’Enfant avec deux anges) 1465 – Filippo Lippi

Douce houle, lune rousse. La mer scintille sous notre nid.

   Nous avons grimpé sur la falaise et, couchés sur la prairie brûlée par les embruns, nous entendons le fracas des lames roulant sur le sable. Litière frottée de vent, poussières de foin, étoiles de paille, herbes filantes. En bas la mer va et vient.

   Je prends ton visage entre mes mains. Dentelles fougères, ombres légères sur ta peau d’épice. Je t’attire à moi et nous moissonnons callunes et tormentilles. Les fleurs de chèvrefeuilles nourrissent notre souffle. En toi, je retrouve mon unité et l’avenir devient possible.

   Je pressens ma vie avec toi, Irina, nos enfants dans ton ventre. Filles et fils des greniers, des jetées infinies, des îles vierges, sève acide des sources, promesses d’univers.

   Baume des anciennes blessures, ils seront une revanche sur la mort et l’abandon, la belle récolte du midi des groseilles. Nous les cueillerons au creux de notre désir et les rendrons à l’espace visible. Le flux les déposera, coquillages, aux rives rêvées.

   Ces enfants-là franchiront d’un bond nos haies nocturnes et rejoindront la clarté.

   Je les entends rire tandis que la mer assaille la falaise et ondule avec nous.

Croisière

Le journal de Vincent Malbec

Rivage

Océan.

   La nuit, rivière aux étoiles, allaite la mer silencieuse et nourrit de bleu le reflet des courants.

   Nous sommes accoudés au bastingage, Irina et moi, indifférents aux astres, au chant des baleines, je vois dans ses iris, à la lueur d’un fanal, scintiller des poissons de phosphore.

   Le temps emplit ses sabliers des cendres de nos rêves. Des souvenirs dressent entre elle et moi d’invisibles murailles, d’infranchissables murs d’air. Le désir tend ses câbles dans mon dos.

   J’espère la radiation ultime qui dissoudra l’acier des parois, le cristal du silence.

   La mer s’offre à la proue du bateau et l’étrave lourde propage une onde grise. D’une chiquenaude, le noroît déquille les transparentes épontilles où j’étais arrimé.

   Déferlantes.

   Le navire dévasté sombre. J’ai, en sautant dans le flot vert, un voile aux yeux, à l’âme une amertume.

   La chute est ma demeure.

   Chaque inspiration colle à mes narines des flocons d’écume.

   Saoulé du sel des houles, roulé par les vagues, je suis laminé par les roches, blessé par les chaluts racleur de fonds.

   Mon âme, brodée d’algues, erre sur l’estran. Mon corps flotte, lavé par les lames, la peau percée d’éclats nacrés.

   Je frémis sous la brise nocturne pendant que le navire poursuit sa route. Je me retourne vers Irina. Elle semble deviner le cauchemar qui m’a traversé l’esprit, me sourit et pose sa main sur la mienne.

Retour

Le journal de Vincent Malbec

Promesse

Qu’est-ce qu’on attend pour absorber la faute et investir ailleurs si notre vie est un mauvais placement ?

   Après mon départ, Lola, mes racines s’atrophiaient, privées de terre et d’eau. Nous avions connu des jours meilleurs. Nos baisers fous rendaient jaloux les pièges à loups. Buveurs de salive, saoulés du sang de nos langues, nous rendions l’âme, cœur exsangue. Tu avais bâti mon dos, mes épaules, tissé le réseau de mes veines, tendu ma peau sur mes os. Je ne t’ai rien laissé. Tu ne m’as pas suivi. J’étais le voleur de ma propre vie.

  Nous étions si petits, si méchants. Un polaroid pris à l’époque, retrouvé au fond d’un tiroir, montre, indécente, notre faible épaisseur.

   Pâtures de la mort, gouffres au goût de cumin, les tiroirs sont assassins.

   Nous sommes jeunes sur la photo. Pas très nets et tristes. Aurait fallu bidouiller l’image, la nacrer, l’oranger, la dorer, la verdir là où apparaissent des morceaux de nature. C’est ce que j’ai fait à treize heures zéro neuf exactement, cet après-midi, avec des feutres de couleur. Cela n’a pas suffit. J’ai déchiré la photo. Pris de remords, je me suis demandé si j’avais eu raison de foutre à la poubelle notre figure de polaroid. Ça m’a donné envie de te revoir.

   Qu’arrive-t-il à celui qui revient ?

   Presque rien : au détour d’une rue, le parfum Poison ; dans un bar, un verre d’alcool vert importé des caves de nos mémoires, des mots durs et justes.

   Qu’arrive-t-il à ceux qui se retrouvent ?

   Tout : lagune, dune, sable azur, humus, douce plume, dure mousse, sillon fauve, nacre perlée, cuisses ouvertes, dorades grises, rades scintillantes.

   Deux âmes à la mer !

   Tu seras là, près de moi. La mystérieuse légende nous tendra ses bras de paix. Nous réapprendrons à sourire.

   Peu importe le temps perdu, nous serons arrivés au seul endroit de la vie. Le lieu du retour.

Désir

Le journal de Vincent Malbec

Danse (Huile et Pastel – J.H)

Parfois, pour lutter contre l’ennui, je bricole des textes dignes d’un concours de dictée.

   Par une nuit d’arsin, le trimardeur amoureux, nourri d’alberges et de miel, erre d’erg en reg.

   Mille cicindèles, efflorescences d’astres, brodent son chemin. Sans cantique ni cantilène, fatigué, il s’endort sous l’isatis céleste et rêve aux forêts venelles où veille, sphinx en ailes, la noctuelle.

   Au matin, rémige en partance, il mène sa chaloupe sur le fleuve Elysée assoiffé d’océan. Syrinx vibrant, il fredonne un fragment d’idylle que sa mémoire versatile offre aux pluies lustrales. 

   Il célèbre les salicornes, la ganse des vagues opales, les remous, les escales, la provende des îles, l’hélianthe au zénith du  corps des filles.

   Son sexe phœnix, doux scalène, épouse l’azur.

PAIX

Le journal de V.M

Amandiers en fleurs

Ce soir, le mistral sculpte des toupies bleues dans le ciel carmin.

   La jeune fille dont j’ai souvent rêvé revient par une vallée nue, à la presque nuit.

   Elle gravit la colline venteuse, s’approche d’un mas abandonné, pousse la porte de bois déglinguée, se blesse aux ronces qui envahissent le seuil. Un fagot l’attend près de la cheminée. Elle allume un feu et voit, à travers les flammes, renaître des silhouettes disparues.

   Dehors, des chevaux dorment debout sur la prairie nocturne. La brise légère emmêle leurs crinières et, sur les branches bleues d’un tilleul, deux pigeons gris acier éveillent des révoltes de plumes. Les oiseaux croient au grand jour sous la lune pleine.

   La jeune fille s’endort.

   À l’aube, elle sort de son sac un paquet de biscuits qu’elle grignote en musardant. Elle fouille le tiroir d’un buffet branlant. Il est empli d’objets hétéroclites. Toute une vie est là, plusieurs sans doute. Le passé y dort, ranci de bois ciré : pantin aux couleurs défraîchies, cartes de Noël rehaussées de paillettes ternies, un vieil exemplaire de la Divine comédie aux pages scotchées. Sur des photographies sépias : les sourires d’enfants fanés, l’ombre accroupie d’un peuple soumis aux caprices des puissants, des rues désertées.

   Elle referme le tiroir, ajuste son sac à dos et sort sur le seuil. L’aube repousse les ombres à l’horizon. Avant de partir, elle boit un peu d’eau de source à un tuyau scellé dans les pierres d’une restanque. En descendant le sentier, elle longe un mur, vestige d’une bergerie. Elle le caresse de sa main en marchant, frôle sa rugosité.

   Mur de pierres sèches, nougat de sable, rocaille harassée d’orties, de grimpants, citadelle des reptiles. Des insectes funambules le hantent. Ci-gît la montagne concassée, mise en ordre, empilée. Les pierres retournent à leur origine, en silence, imperceptiblement.

   Pour qui sait les entendre, les canonnades du siècle dernier résonnent au fond de la vallée. On s’est massacré sur ce sol. La jeune fille piétine des ossements. Des grains d’homme roulent sous ses pas. Une vraie archéologie.

  À midi, elle se repose près d’un amandier en fleur qui se moque de ses racines prises dans l’hiver. Avant-garde du printemps, il déploie son rire blanc. Chef d’une troupe de cinq mille arbres, pas un de moins, au détour du vallon, il fait la nique aux neiges des cimes, très loin.

   Elle sourit à cette promesse de paix.

Une vie

Le journal de Vincent Malbec

Acrylique et huile sur bois

Tu nais, un jour ou l’autre.

   Le trajet est périlleux. Tu relèves la tête. Sans voir les détails du chemin. Tu trébuches. On ne t’en veut pas. Ta maladresse adolescente est une preuve de  sincérité.

   Peu à peu, tu gagnes en assurance mais tu as tort de bousculer tes aînés au lieu de les laisser t’apprendre ce que tu ne croiras que tardivement.

   Arrivé à l’âge adulte, tu cherches la perfection. Les défauts dans ton tissage te désespèrent. Tu mets du temps à comprendre que tu n’es pas Dieu, qu’il est inutile de chercher à triompher, et que les vainqueurs d’aujourd’hui seront les vaincus de demain.

   Provocateur et sardonique, tu te tiens hors de la mêlée. Tu désires vivre librement.

   Prends garde ! En cherchant à fustiger les médiocres, tu le deviens. Tu te perds de vue. Tu deviens sombre et secret. Ris plutôt, dévoile tes attirances profondes. Qui se souciera de ta différence ? Au moins, tu seras toi-même et tu te reconnaîtras.  

   Les choses continuent, avec ou sans toi.

   Certains matins, le vide chevauche la brume des prairies. L’étau interne exprime ton jus de vie, ta sauce intime. Tu ressens le mal absolu. La déréliction te gagne. Appâter les requins de ton propre cadavre serait une délivrance.

   La folie te joue son grand air.

   On te soigne.

   Les pilules roses étouffent la pieuvre bavarde nichée en ton cerveau. Tu te réveilles, à peine différent, soulagé de tes maux, intact de toute pensée essentielle. Tu as bu fleuves et mers, peint des yeux sur tes œillères, décroché la lune de sa patère.

   La vie te reprend.

   Tu t’es endurci puisque ta faiblesse n’a pas eu raison de toi. Pas question de disparaître sans connaître la guerre, la vitesse et l’alcool. Toi qui étais si prudent !

   Épisodiquement, tu aimes un peu, beaucoup, tu te demandes… Difficile de savoir.

   L’amour n’aura pas ta peau.

   Tu veux survivre à tout prix et mourir de ton vivant. Ta vie résiste aux marchandages de la mort. Tu cherches des raisons d’espérer en lisant les textes sacrés. Pour un peu, tu prierais.

   Éprouvées par la vie quotidienne, tes croyances se fanent. Tes convictions s’effacent.

   Tu maudis ta marche ralentie et la pitié que tu perçois chez les jeunes gens qui te bousculent. Que fais-tu donc dans leurs jambes ? Tu devrais te souvenir.     Tu deviens vraiment superflu.

Légende

Suite du journal de Vincent malbec

Un monde (dessin à la plume Joël Hamm)

Dis, Grand Imaginaire, toi qui n’es jamais fatigué, efface donc l’ombre noire du monde, si tu le peux !

   Ravive la voix des reines perdues. Celles que j’ai aimées et celles que j’ai trahies. Reconstruis, pendant que tu y es, les cathédrales de la forêt en péril.

   Redonne vie à cet amas d’arbres calcinés par les guerres. Insuffle à la nature blessée verdeur et vaillance.

  Toi qui n’es pas avare de mots, enseigne la parole aux pierres comme au temps où les hommes faisaient jaillir l’étincelle des silex pour embraser leurs nuits et éloigner les fauves.

   Ne te contente pas de consoler mon âme avec des légendes d’amour qui endorment ma vigilance inquiète.

Hallucination

Le journal de Vincent Malbec

Léon Spilliaert

Animaux dépareillés et noirs. Les nuits aux autres nuits pareilles charrient les songes qui les rongent. Coups de boutoir, accrocs dans le vif. Couteau en plein cœur.   Depuis son lit, il écoute les stridences vrillées sur le boulevard. Une ombre se faufile par la porte ouverte sur le couloir.

   Il se cache sous les couvertures et retient sa respiration. La chimère arpente l’obscurité puis disparaît à travers le mur.

   Trempé de sueur, il se découvre. La poutre qui le surplombe a ouvert son œil et le guette. Il reste allongé sur le dos, fasciné par cette prunelle qui darde son rayon éblouissant. S’il ferme les yeux, la clarté qui jaillit du plafond transperce ses paupières.

   Ferrailles racailles. Vols courbes des oiseaux déchirés en vol. Il tombe avec eux sur le sol calciné, se dépêtre des plumes sanglantes et rampe vers une rivière opaque qui charrie des cadavres dépecés s’accrochant de-ci de-là à des moignons d’arbres. Une pluie acide ronge sa peau. Il se relève et avance. Il est le goudron des routes, la boue des chemins. De lourds camions roulent sur lui et emportent des lambeaux de sa chair moulés dans les dentures de leurs pneus. Il devient la machine fumante.

   Reflets du pare-brise, moteur de la fuite. Il décapite les ténèbres au laser de ses phares. Il rugit, rouge sang, transcoupe à travers champs, ravage des villages, écroule des maisons et s’arrête enfin sur une place bordée de ruines.

   Une fontaine crache des jets de glace. Il lèche longuement les lames de cristal. Sa langue saigne. Ses forces l’abandonnent. Il s’allonge sur des pavés doux comme la mousse des forêts. Des anges, perchés sur les toits violets, l’observent et l’endorment d’un battement d’ailes.

  La lumière d’été cisaille son sommeil et le surprend hébété sur la margelle d’un puits. Il plonge au centre du cercle noir.   La fenêtre de la chambre est ouverte et le rideau, agité par la brise du matin, ombre par moment le lit abandonné.

  

  

  

Mort de l’elfe

Le journal de V.M

Univers saucisse

C’est l’hiver.

   J’habite une ville d’opérette au kiosque déserté par les orphéons, fière de ses pâtissiers honorés par les guides gastronomiques, de ses noces en dentelles de chantilly sur le parvis de la basilique, et tenant sa vraie misère confinée hors des remparts.

   Ce qui me rend triste, ce n’est pas cette ville de carton pâte, c’est d’être proscrit de mon être poétique. L’elfe en moi meurt souvent d’une indigestion de saucisses.

   Je suis insomniaque. Mille souvenirs encombrants et retors me torturent. Je me lève pour pisser, avale un comprimé rose puis me poste à la fenêtre de la cuisine. Je scrute la nuit. Un court instant, une comète givrée insole le ciel vide. Ce n’est pas elle qui mettra le feu au monde. Il me faut plusieurs verres de gin avant de regagner mon lit.

   Je dors d’un sommeil troué d’images en furie et me dresse d’un bond à la première sonnerie du réveil. Pris d’un léger vertige, je titube jusqu’à la salle de bain, migraineux, vulnérable. Je déjeune sans faim, en pensant à la journée qui m’attend, au bureau, aux collègues.

   La fatigue me plombe d’un coup. Une lueur grise filtre par les rideaux de la baie vitrée. Je frissonne en enfilant mon manteau d’hiver et m’affale dans un fauteuil.

   Ce matin là, je reste chez moi. Peur d’être heurté par un autobus, incapable d’avoir à supporter le sourire mendiant d’un malheureux recroquevillé sur une grille de métro ou le parfum d’une fille trop belle qui me croiserait, indifférente.

   À la nuit tombante, je suis toujours engoncé dans mon fauteuil, le regard vide, devant l’écran vibrionnant.