Un extrait d’une nouvelle tirée du recueil « Ivresse de la chute »
Comme il passe, ce temps.

Quand je retrouve ma mère après un long temps d’absence, j’ai toujours tendance à parler plus vite qu’elle en lui racontant ma vie sous son meilleur jour. Cette fois encore, je ne manque pas à la tradition et, à peine entré, je déverse un flot de paroles outrageusement optimiste et anodin pour retarder ses annonces de catastrophes habituelles, la santé qui part en quenouille, le voisin mort d’apoplexie, et pourtant il avait deux ans de moins que nous, etc.
Hélas, je défie quiconque de pouvoir tenir un discours, si creux soit-il, pendant plus de cinq minutes sans reprendre sa respiration. C’est ce court temps vital que choisit ma mère pour se lancer à son tour
— Tu n’as rien remarqué ? demande-t-elle d’une voix brisée.
Voyons voir, je réfléchis, non je ne vois pas. Ah, si !
— Tu veux parler de l’interphone qu’ils ont installé en bas.
Je me lance dans un discours sur l’obsession sécuritaire du moment, reprends ma respiration en un millième de seconde. Pas assez rapide. Elle m’interrompt.
— Regarde !
Elle désigne la corbeille de la chienne sous le radiateur. Vide. Bon sang, c’est vrai, la Prunelle n’a pas aboyé pendant que je montais l’escalier. Habituellement, elle me repère avant même que je grimpe les marches. Ma mère devine ma venue à ses aboiements, un ton très particulier qui m’est exclusivement réservé. C’est que je l’ai mise au monde cette chose. Elle me fait la fête, des bonds d’un mètre cinquante, griffes en avant. Couché ! Couché, Prunelle !
— Tiens oui, où est-il le clebs infernal, et papa, au fait, pas là non plus ?
— Elle est morte, lance ma mère dans un souffle. Et ton père, il dort. Il dort tout le temps.
Ça me fiche un coup. J’enchaîne, malgré moi.
— Depuis quand ?
La question concernait mon père. Ma mère me regarde, les yeux embués.
— Je l’ai trouvée morte il y a cinq jours, dans son panier.
Elle laisse échapper un sanglot et j’ai droit au récit de la maladie de la chienne, depuis les premiers symptômes – elle avait un regard pas comme d’habitude – jusqu’à l’agonie – on aurait dit qu’elle comprenait, qu’elle ne voulait pas nous faire de peine. Une larme coule sur sa joue. Elle renifle, tente un sourire. Calvaire !
Elle est assise près de moi. Je compatis, j’ai envie de me trouver ailleurs. Ma main se pose sur la sienne, presque malgré moi. Elle s’apaise, reprend son souffle. C’est moi qui romps le silence, une question idiote qui relance la machine.
— Elle avait quel âge, Prunelle ?
Ma mère me regarde, se tamponne les yeux.
— Tu es bien placé pour le savoir ! Non ?
Cela lui donne l’occasion de réciter la biographie de la chienne extraordinaire. Prunelle unique ! J’adopte une attitude attentive, mais je ne l’écoute plus.
Bien sûr que je me souviens. La naissance des chiots correspond exactement à ma décision de quitter la région. Quinze ans déjà. Cruelle cristallisation du temps qui réactualise les moindres détails de ces moments enfouis consciencieusement dans les replis de ma mémoire. La photo est nette maintenant. Je revois le pavillon vidé de ses meubles, le visage dur d’Elsa quand je lui ai dit adieu et le voyage en camion avec le copain. Une fourgonnette aurait suffi pour transporter le peu d’objets que j’emportais en Provence. Dans les phares, à l’arrivée, le chemin n’était qu’une ornière bourbeuse, rouge de bauxite. Le cabanon, perdu entre vignes et oliviers, disparaissait derrière des rideaux de pluie. Nous avons dormi, l’ami et moi, sur des matelas pneumatiques, veillés par Zita, ma chienne, près de la cheminée qui tirait mal.
Le temps a passé. Ce qui n’était qu’un mazet délabré est devenu aujourd’hui une maison digne de ce nom que j’ai bâtie pierre à pierre après avoir acheté la ruine. J’ai encore des cals aux mains de ce travail et de celui que j’effectuais dans les vignes et les champs : ébourgeonnages, taille, castrage du maïs… Je trouvais le temps de peindre, en dormant peu, en oubliant les miens. Ces quinze années me paraissent n’avoir été qu’une seule et longue journée d’anéantissement de la pensée, dans le mouvement et l’effort perpétuel. J’exagère, car j’ai, égoïstement peut-être, le bonheur d’accomplir journellement ce pourquoi je sais que je suis fait : peindre.
Ma mère pourrait en témoigner, elle qui a lutté de toutes ses forces contre cet accomplissement. Je me rappelle ma première vraie exposition à Paris, six ans après mon départ. Il a fallu que mon père se fâche pour qu’elle accepte de l’accompagner au vernissage.
Le paternel avait fière allure dans son costume sombre, unique diffuseur à naphtaline en sa possession. La couenne chauffée à blanc par son ensemble de laine en ce jour de canicule, il résistait vaillamment, luttant pied à pied contre la déshydratation, un verre de champagne à la main, à portée du buffet. En passant près de lui, je l’ai entendu évoquer le merveilleux chenapan que j’étais. Ah ! Ah ! Ah ! Si vous saviez ce qu’il nous a fait endurer, le bougre ! Je crois qu’il n’a pas regardé un seul de mes tableaux. Ma mère est restée sobre mais, contrairement à son habitude, elle s’est désintéressée des abus paternels. Personne dans l’assistance n’a passé autant de temps qu’elle devant mes tableaux. Je l’ai éveillée en sursaut alors qu’elle se transformait en statue de sel face à un grand format hallucinant de présence comme l’a qualifié un critique hallucinant de lucidité.
— Qui peut acheter un tel tableau ? a demandé ma mère avec un grand geste
— Il ne te plaît pas, petite maman ?
— Si, mais tout de même, je me demande ce que ça représente. Il est gigantesque ! Il ne tiendrait pas chez nous. Ça m’épate, mais je ne comprends pas.
—Il suffit de regarder, maman. Avec tes yeux à toi et tu te racontes ce que tu vois, avec tes mots à toi, seulement ce que tu vois et je te promets que tout s’éclairera. Il n’y a pas de secret. Regarde… Qu’est-ce que tu ressens ? Tu aimes, tu n’aimes pas ?
— Justement, je ne peux pas dire. Tu sais, chez nous, on a toujours eu des goûts simples. En plus il n’y a pas de titre. Sans titre, ça n’aide pas beaucoup. Et les prix ! C’est tellement cher ?
Je lui ai expliqué qu’en vendant la totalité de mes toiles, il me resterait l’équivalent d’un demi-salaire annuel au Crédit Lyonnais. Et il n’était pas gras :
— Ce travail représente deux ans de ma vie. Je ne peux pas vendre mes toiles au rabais. Si tu déduis les frais de matériel, le pourcentage pris par la galerie et les autres charges… Je sais que les gens pour qui je peins n’auront jamais les moyens de se payer une de mes toiles. C’est ça le paradoxe, maman. Je suis un fils de prolo qui se vend au gratin. Sinon j’arrête de peindre. Pas le choix.
Ce soir, je retrouve le poids de ces quinze années évaporées. La durée d’une vie de chien. Les gros meurent plus tôt, je crois. Combien de chiens peut posséder et aimer un homme au cours de sa vie ? Cinq, six ? Mes parents sont à l’âge du sixième et dernier, celui qui suivrait leur enterrement.
Très beau, très vrai. Combien de chien et chats pour une vie humaine? Combien d’humains avant que ce monde meure?
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« Il évoquait parfois le nombre d’humains qui ont vécu avant nous et me décrivait un Himalaya d’os et de crânes au sommet duquel nous étions sensés gambader le temps de notre vie avant qu’à notre tour nous servions de marchepieds à nos successeurs. Quels étaient les rêves comprimés dans ces crânes ? «
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Un texte particulièrement touchant.
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Presque du vécu…
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Oui, c’est la thématique du poète perse Omar Kayam , le sol en tant que la poussière d e nos ancêtres…
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Exactement.
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