Treize à table

le début d’une nouvelle extraite du recueil « Ivresse de la chute. »

Tous en cène !

Faites-moi rire !

La beauté du monde me réjouit mais les turpitudes humaines m’affligent.Je ne souris jamais sur les photos. Faites-moi rire, bande de jobards, et j’irai mieux ! Vous essayez ? Première nouvelle ! Papa non plus, vous ne l’amusez pas. Je vous parle de mon père qui est au ciel, pas de Jo, le mari de ma mère qui me filait des torgnoles à tout bout de champ. Et pas seulement… Mon vrai père est un être merveilleux, lui. Quand sa voix tonitrue, le ciel s’ouvre, une colombe descend vers moi et, aussitôt, je me sens apaisé.

Parfois, je m’étonne de mon pouvoir. Il suffit que je regarde un chien pour qu’il me suive. Comme si j’étais en odeur de sainteté, comme si j’émettais un parfum naturel terriblement attractif. Oh, ça n’a pas que des avantages. Les louanges s’accompagnent nécessairement de jalousie et de méchanceté. Attention, si on m’agresse, je me défends. Je ne suis pas de bois. Et je déteste les faux semblants. Un jour, à l’abbaye Saint-Victor, j’ai frappé les marchands de bondieuseries en toc avec le fouet de corde que j’avais tressé. J’ai vidé leurs tiroirs-caisses, j’ai rançonné les touristes, fracassé les cierges à vendre et embarqué les bibelots pour les refiler aux mendiants.

La mansuétude à des limites. J’en sais quelque chose. Quand Jo me cognait et que je le narguais en lui tendant l’autre joue, il m’allongeait un bourre-pif qui me laissait KO. Mais passons, je ne lui en veux plus, c’est à peine si je me souviens de lui et de mon enfance.

    Ah si, tout de même ! Je repense à ma première fugue. C’était à Pâques. J’avais douze ans. Maman et Jo m’ont cherché pendant trois jours. Ils m’ont retrouvé assis sous le porche de la cathédrale en compagnie d’une bande de SDF. Des gars sympas qui m’avaient raconté qu’ils étaient des docteurs attendant l’ouverture d’un congrès. Ils parlaient sexologie en se repassant un kil de rouge et je leur posais pas mal de questions même si j’en savais autant qu’eux. C’est que j’avais eu tout loisir d’observer les prouesses de Jo et de ma mère, vu qu’on vivait dans la même pièce. Maman, qui s’était approchée sans bruit pour écouter mon déballage, en est tombée raide. Bleue comme sa robe. 

    — Gamin, tu me feras mourir ! elle a dit, en sortant de sa brume. Jo et moi, on a eu une de ces peurs !

    — Pourquoi me cherchez-vous ? j’ai demandé. Vous ne saviez pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ?

Ils se sont regardés et, le lendemain, ils m’ont traîné chez un psy. Echec des soins ! Je passais mes journées à me masturber. J’avais tellement peur de finir en enfer que je me suis tailladé le bras jusqu’à l’os. Maman a arrêté mon geste au moment où j’allais m’éborgner avec mon couteau. Tout ça parce que j’avais lu en cachette les revues pornos de Jo. Les phrases me sont venues sans que je sache comment :

    — Si ton œil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes membres et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne…

Ma mère m’a fixé un moment sans pouvoir articuler un mot puis elle s’est mise à pleurer.

Maintenant que je suis adulte, je supporte mieux les regards appuyés qu’on me porte mais, le plus souvent, c’est moi qui baisse les yeux. Parfois je me retourne brusquement et je surprends un inconnu qui me suit à touche-touche à la caisse du supermarché. Je hurle : Que veux-tu de moi ?  Pourquoi cherches-tu à me tuer ? Je deviens parano. Mais pour qui me prennent-ils, à me coller comme ça ? Pour le messie ? Ils sont tous à mes basques, les boiteux, les épileptiques, les aveugles… Ce n’est pas parce que j’ai hérité du don de magnétisme de mon Père (le vrai), que je dois passer mon temps à guérir leurs bobos gratuitement. Donnez-leur votre petit doigt et ils vous dévorent le corps entier.

L’an dernier, j’ai craqué. Je me suis tiré une quarantaine de jours sur le Causse. Un vrai désert ! J’ai failli mourir de faim et de soif mais j’ai résisté à la voix qui me disait de transformer les pierres en pain. Pas fou, le gars ! J’ai bien fait, parce qu’un jour, j’ai vu venir vers moi des gamins avec des fruits et de l’eau. De vrais anges. Je suis certain que c’est mon Père qui me les a envoyés depuis le ciel. Dire que maman l’a quitté pour Jo, ce minable qui buvait sa paye de tâcheron du bâtiment, qui me frappait et qui nous a laissés sur la paille. Dis, maman, pourquoi a-t-on fuit dans un pays où personne ne nous attendait ? Il t’a raconté des charres, Jo. Tu parles qu’ils tuaient les petits garçons, les soldats du roi ! Jo, ses visions, il les trouvait dans son chichon. Cesse de pleurer quand je te parle, maman ! Je ne veux plus entendre tes paroles souillées de larmes. Je ne veux plus être bon, gentil, attentionné. Je ne veux plus être le blond le plus séduisant des bords de la méditerranée. Et vous, tout autour, dont je sens l’haleine fétide, reculez ! Même si je comprends que vous ne pouvez faire autrement que m’adorer, ça suffit ! Foutez-moi la paix ! De toute façon, voici venir l’heure où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul.

Mais j’entends une voix… Alléluia ! C’est mon Père. Oh, Papa, ton œil est au fond de ma coupe de vin. Je bois. Tu es en moi ! Merci, avec Toi je reprends confiance.

Vous pouvez revenir mes amis, maintenant que je vais mieux ! Allez les potes, ne me laissez pas diriger seul cet empire du désordre ! Resserrons les rangs ! Que celui qui a de l’argent le prenne et que celui qui n’a rien vende son manteau pour acheter un couteau. Détroussons les riches qui réalisent leur paradis sur terre au détriment des pauvres dont ils font de la vie un enfer ! Je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ce qui est écrit : Il a été compté parmi les scélérats.

Venez ! Tous ensemble, tous ensemble ! Levez bien haut vos bannières, vos haillons, votre misère ! Avec moi, les agneaux, les sans terre ! Voyez ma splendeur nouvelle. Papa est au dessus de nous, qui plane dans son beau costume brodé de lumière. Admirez-le ! Oh ! Papa, Papa, comme tu es grand, comme tu as de grandes oreilles, comme tu as de grandes mains ! Ta force m’envahit. En avant, vous autres, en avant vers notre domaine de joie !

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