Portrait posthume

Extrait du recueil « Ivresse de la Chute »

Regrets pas toujours éternels...

Gisant

Rien n’est réparable du passé, même si la mémoire sait s’affranchir des fureurs et redorer les icônes.

    Je nous revois, moi suivant la course des nuages dans la clairière de ciel au dessus de l’étang, lui penché sur le même ciel glissant à la surface de l’eau, sa canne à lancer fermement tenue. Attitude classique du pêcheur qui devine, sous les reflets de l’eau, le brochet merveilleux, le mystère fondamental. Je rejette les poissons que j’attrape dès qu’il a le dos tourné. Peut-être ai-je pitié d’eux plus que de lui.

    Le pique-nique est bien protégé dans la glacière, à l’ombre d’un saule. Mon père est paisible. Il semble heureux de m’avoir à ses côtés. Combien de fois, enfant, me suis-je promis de lui rendre ses coups le jour où je serai assez fort pour l’affronter ? Au moins me faisait-il ressentir mon corps à la différence de ma mère qui détestait me toucher. Je le maudissais, lui et sa violence incontrôlée. Aujourd’hui encore, les colères et les cris me tétanisent. Le moindre reproche, même justifié, me détruit. Je fuis les conflits. J’ai souffert de sa colère et de ses corrections bien après qu’il ne meure. Si je doute parfois qu’il m’ait battu – malgré les traces bien réelles sur mon front – sa voix de rogomme continue de m’effrayer à travers celle de toute personne élevant le ton. C’était pourtant lui qui m’emmenait au Régina, le cinéma du quartier, et qui me fit découvrir, en visitant les musées parisiens, la beauté des Gauguin, des Matisse et des masques africains. À l’époque, j’ignorais l’histoire de son enfance. Je la tiens d’une infirmière qui lui servait de confidente les derniers jours. J’ignorais ses fugues, à sept ans, du côté du Morvan. L’Assistance Publique le brinquebalait d’une famille de rustres à l’autre et les trempes qu’il recevait le laissaient étendu sur le carreau. Il se souvenait de sa perpétuelle fringale et du froid lorsqu’il dormait dehors. Ses frayeurs d’alors s’étaient muées en une anxiété qui ne l’avait plus jamais quitté. Moisissure de l’âme déterminant toutes ses réactions.

    Je le craignais, étonné parfois d’un geste de tendresse à peine ébauché. J’admirais secrètement sa connaissance du latin des plantes et son coup de crayon quand il inventait des jardins. J’en prenais de la graine.

    Je le dessine allongé dans son cercueil, de mémoire. Le menton est proéminent et cache une cravate que je ne lui connais pas. On a coupé court ses cheveux blancs. Il a les mains croisées sur un costume en laine qui ne le réchauffe plus.

    Je cache mon dessin entre les pages d’un roman et je le retrouve des années plus tard, à une époque où je ne veux me souvenir que des bons moments.

    Le portrait est ressemblant.

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