Monsieur Bobi

La première page d’une nouvelle du recueil « Ivresse de la Chute »

Les roses ont parfois une odeur, les chiens mouillés aussi. Et certains anniversaires ne sont pas aussi heureux que ça.

Bobi

Dimanche en famille.

    Tout le monde s’amusait. Pas moi. Ma mine sombre agaçait ma mère :

— Je ne sais pas ce qu’il a dans la peau, celui-là. Il n’était pas bon, mon canard à l’orange ?

— Peut-être qu’il a le vin triste, a dit l’oncle Raymond.

— Ce n’est pas le demi-verre d’Asti qu’il a bu. Il va aller prendre l’air, histoire de se rafraîchir les idées. Tiens, porte donc la carcasse à ton Bobi. Et reviens avec le sourire !

Elle m’a tendu l’assiette de restes. Je suis sorti en soupirant et j’ai fermé les yeux en traversant la cour de la ferme. Je le faisais souvent en comptant mes pas pour éviter la vieille pompe et ne pas tomber dans la mare. Je ne me trompais jamais. Sauf la fois ou j’ai bu la tasse et noyé mon cartable sous les lentilles d’eau.

J’ai atteint la grange sans encombre. Bobi était couché, le museau reposant sur ses pattes avant. Il me regardait en émettant de petits piaulements. Pauvre Bobi. Je grandissais tandis qu’il vieillissait, handicapé par une maladie qui soudait peu à peu ses vertèbres. J’ai posé la gamelle près de lui pour qu’il hume les effluves du canard. Il n’a pas bronché. J’ai caressé son poil rêche un bon moment, tardant à regagner la maison d’où provenaient les beuglements d’une chanson à boire.

    Bobi était un grand chien aux yeux cachés en permanence par un rideau de poils gris.

— Il a une belle voix de basse mais il sait se taire quand on chasse ensemble, s’émerveillait mon père. Hein, mon Black ! 

Il n’y avait que moi qui l’appelais Bobi et même Monsieur Bobi. Mon père baptisait tous ses chiens Black, quelle que soit la couleur de leur pelage.

Quand j’étais bébé, Bobi montait la garde devant mon berceau et personne ne pouvait m’approcher. Dès que j’ai pu courir à travers la campagne, il m’a accompagné. C’était un chien très compréhensif. J’en faisais ce que je voulais. Je m’agrippais à sa crinière et nous roulions emmêlés l’un à l’autre sur les près en pente. Jamais il ne se plaignait. Lorsqu’il pleuvait, il m’évitait. Il savait ma détestation de l’odeur de chien mouillé. Je la redoute bien plus que celle de la charogne.

À mon retour de l’école, ses jappements me parvenaient dès que j’entamais la ligne droite bordée de peupliers. Il avait une manière d’aboyer qui m’était exclusivement réservée. Retenu par sa chaîne, il bondissait pour me faire la fête. Si je m’approchais trop, c’est dans le plexus que je prenais ses pattes. Ma mère criait :

— Ce chien, ce chien ! Et toi, tu ne peux pas te tenir à l’écart ? Regarde l’état de ton pull. Comment je vais réparer cet accroc ? Ah, c’est bien moi l’esclave, ici !

Le repas s’éternisait, mes cousins sont partis jouer dehors. J’ai préféré lire une BD malgré ma mère qui m’exhortait à sortir avec eux. À un moment, j’ai surpris mon père qui chuchotait à mon oncle :

— Allons-y avant la nuit…

    Ces simples paroles ont suffi à m’alerter. Le ton, ou je ne sais quoi d’impalpable, comme une menace.

    Ils ont quitté la table, prétextant une réparation sur le tracteur. Je me suis levé et j’ai écarté les rideaux. Ils discutaient devant la grange. Mon père est entré dans le caboin, un appentis au fond de la cour, son refuge. Il en est ressorti avec son fusil de chasse. L’oncle a détaché Bobi.

    Ils se sont mis en route lentement pour permettre à Bobi de les accompagner. Les cousins se sont approchés d’eux. Mon père leur a dit d’aller jouer ailleurs avant de contourner la grange en compagnie de l’oncle et du chien. Je suis sorti à mon tour et je les ai suivis, bien décidé à ne pas les perdre de vue en restant sous le couvert du petit bois. Ils se dirigeaient vers le pré des catelins, à l’orée de la forêt. Je les ai vus s’arrêter sous un pommier. J’ai grimpé sur le vieux chêne où j’avais construit une plate-forme avec des planches de palettes.     De mon perchoir, je voyais Bobi assis aux pieds de mon oncle. Mon père creusait un trou à grands coups de pelle. Les deux hommes se relayaient de temps en temps. Enfin, ils se sont éloignés en courant presque. Bobi a levé péniblement son arrière train et les a suivis en claudiquant. Mon père s’est arrêté et s’est retourné pour l’attendre, solidement campé sur ses jambes. Il a épaulé et tiré. Bobi, qui n’était plus qu’à cinq mètres de lui, a basculé d’un bloc. Moi, je suis parti à la renverse, renvoyé d’une branche à l’autre avant de toucher le sol. Assommé.

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