Champagne !

Suite des confessions de Vincent Malbec…

Raymond Hains (1926-2005)

Quand je retrouve mes parents après un long temps d’absence, j’ai toujours tendance à parler plus vite qu’eux en racontant ma vie sous son meilleur jour. Cette fois encore, je ne manque pas à la tradition et, à peine entré chez eux, au moment où ma mère m’accueille, je déverse un flot de paroles outrageusement optimiste et anodin pour retarder ses annonces de catastrophes habituelles, la boulangerie saccagée par des voyous, le voisin mort d’apoplexie, et pourtant il avait deux ans de moins que nous etc.

   Hélas, je défie quiconque de pouvoir tenir un discours, si creux soit-il, pendant plus de cinq minutes sans reprendre sa respiration. C’est ce court temps vital que choisit ma mère pour se lancer à son tour

   – Tu n’as rien remarqué ? demande-t-elle d’une voix brisée.

   Voyons voir, je réfléchis, non je ne vois pas. Ah, si !

   – Tu veux parler de l’interphone qu’ils ont installé en bas.

   Je me lance dans un discours sur l’obsession sécuritaire du moment, reprends ma respiration en un millième de seconde. Pas assez rapide. Elle m’interrompt.

   – Regarde !

   Elle désigne la corbeille de la chienne sous le radiateur. Vide. Bon sang, c’est vrai, la Prunelle n’a pas aboyé pendant que je montais l’escalier. Habituellement, elle me repère avant même que je grimpe les marches. Ma mère devine ma venue à ses aboiements, un ton très particulier qui m’est exclusivement réservé. C’est que je l’ai mise au monde, cette chose. Elle me fait la fête, des bonds d’un mètre cinquante en plein plexus, griffes en avant. Couché ! Couché, Prunelle ! Bordel, ma chemise !

   Mince, la corbeille est vide !

   –Tiens oui, où est-il le clebs infernal, et papa, au fait, pas là non plus ?

   – Elle est morte il y a cinq jours, lance ma mère dans un souffle.

   – Oui, mais papa…

   – Il dort. Il dort tout le temps. Je crois qu’il est malade.

   Ça me fiche un coup. J’enchaîne.

   – C’est arrivé comment ?

   J’ai droit au récit de la maladie du chien, depuis les premiers symptômes, elle avait un regard pas comme d’habitude, jusqu’à l’agonie, on aurait dit qu’elle comprenait, qu’elle ne voulait pas nous faire de peine. Des sanglots avortés entrecoupent son récit. Elle est incroyable. Elle parle de sa chienne comme si c’était le problème le plus important du moment alors que son mari se transforme doucement en légume.

   Et moi, je compatis…

   Ma main se pose sur la sienne, presque malgré moi. Elle s’apaise, se tamponne les yeux. Je romps le silence, une question idiote, sans rapport avec mes inquiétudes.

   – Elle avait quel âge, Prunelle ?

   Ma mère me regarde. Elle récite la biographie de la chienne extraordinaire. Prunelle unique ! J’adopte une attitude attentive, mais je ne l’écoute pas vraiment. Elle décide de me faire une tisane. Une tisane à la poussière de temps. Je l’entends, depuis la cuisine, ronronner ses petits malheurs. Je ne l’écoute pas vraiment.

   – …Jamais, non jamais!

   Sa voix me ramène à la réalité. Elle est près de moi, j’ai dû somnoler.

   – Comment ça, jamais?

   – Jamais plus nous ne reprendrons un chien.

   Ma mère reste pensive pendant que je nous sers la tisane. Le jour décline. Nous buvons sans rien dire. Le silence dure. Nous sommes deux silhouettes autour de la table de la salle à manger. Si nous ne bougeons pas, l’obscurité, dans quelques minutes, nous aura totalement absorbés, dissous. Demain, notre seule trace en ce monde sera ces deux bols vides sur la toile cirée.

   – Dis, maman! Et papa ? On ne devrait pas le réveiller ? Elle est un peu longue sa sieste ? Non ?

   – Si tu avais annoncé ta venue, il aurait peut-être fait un effort. Depuis sa grippe, il est bizarre.

   – Comment ça ?

   – Il dort presque toute la journée, et la nuit il me réveille pour me parler du temps qu’il fait ou de ce qui lui passe par la tête. Hier, il cherchait la chienne pour aller la promener. Il perd la boule. Depuis qu’elle est morte, ça s’aggrave. Quand j’y réfléchis, ça fait parti d’un ensemble. Tu sais qu’il a vendu la voiture. Ça encore, je comprends, je commençais à avoir peur avec lui. L’embêtant, c’est pour d’aller faire les courses, maintenant. Et puis, tout l’ennuie. Il ne va plus à la pêche et, tiens-toi bien, il a renoncé à faire son tiercé. Je l’ai dans mes jambes toute la journée.

   – Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu en as parlé au médecin ? Ça porte un nom ce qu’il a.

   – Ah ? Tiens… Le docteur dit que ça passera, petit à petit. Il lui a donné un somnifère et une autre cochonnerie, pour l’humeur.

   – Je vais aller voir…

   Je me dirige vers leur chambre.

   – Pas ici. Il dort dans ta chambre.

   Je m’arrête un instant, un peu désappointé. J’étais en train de me dire que j’aurais pu rester dormir, et prendre le temps d’examiner la situation d’un peu plus près.

   La lampe du couloir ne fonctionne pas, le papier peint en lambeaux m’évoque la peau d’un grand brûlé. C’est aussi réussi qu’un tableau de Raymond Hains. Il fut un temps où le père retapissait une pièce pour moins que ça. Les murs se resserrent sur mon passage. Une pulsation sonore rabote l’air. Je sens la porte de la chambre vibrer quand je tourne la poignée. Mon père dort tout habillé, allongé sur le dos. Il ronfle. Ses lèvres, sous le souffle puissant et régulier de ses expirations, broutent l’air comme celles d’un cheval qui s’ébroue. Il dort tout habillé sous le couvre lit, silhouette de cachalot échoué. L’éclairage de la lampe de chevet accentue la profondeur de ses rides, la pâleur de son teint. Je pose ma main sur son bras. Les ronflements cessent. Il se retourne dans un concert de craquements et de grincements de ressort. Il continue son somme. Je m’assieds sur une chaise, près du lit. Mon ancienne chambre a gardé son atmosphère. Je la partageais avec un de mes frères. Je vois mes vieilles affiches au mur, la photographie de Modigliani, surtout, que j’adulais, des reproductions de tableaux. Je me souviens que la toile de Serge Poliakoff nommée obscurité était une composition grise et rouge. Elle est devenue presque jaune. Je retrouve aussi deux ou trois carceri de Piranèse qui m’inspiraient à l’époque et un autoportrait d’Antonin Arthaud. Les médailles d’athlétisme de mon frère Etienne brillent dans leur vitrine. Sans doute briquées régulièrement par ma mère. Ma maquette de goélette n’a pas un grain de poussière. On dirait l’antre de deux morts, pieusement conservée en l’état. Tout m’est familier ici, sauf l’ordre entretenu et la présence de mon père dans ce lit trop étroit pour lui. Les volets ne sont pas fermés. Les lumières de la ville poinçonnent la nuit. Je ne sais plus quoi penser. Je songe à Irina, ma compagne. Mes parents ignorent son existence. Celle aussi de l’enfant qu’elle porte. Tout à l’heure, j’ai laissé geindre ma mère sans l’interrompre, sans lui annoncer la seule nouvelle capable de lui rendre le sourire.

   J’appellerai Irina tout à l’heure. Je n’aime pas la laisser seule.

   J’entends les pas de ma mère dans le couloir. Je vais réveiller mon père. Il dort depuis si longtemps. C’est à peine si j’entends sa respiration. Allez, je le secoue. Il émet un râle, claque un peu des lèvres, entrouvre un œil, me découvre penché sur lui. Il hésite, me sourit.

   – Il doit être tard, fils, non ? 

   Je me retiens de lui répondre à quel point. Je l’aide à se lever, à se mettre debout. Il me malaxe l’épaule de sa grosse poigne en me regardant droit dans les yeux.

   – Puisque tu es là, on va s’ouvrir une petite bouteille de champ. Maman ne pourra rien dire…

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