La mansarde

Extrait du journal de Vincent Malbec

Léon Spilliaert

Son regard me traverse.

   Sans me voir.

   Ses iris, d’un bleu éteint, sont délavés par le temps et striés de fissures grises par les médicaments qu’elle prend depuis des années. Elle parle d’une voix atone et mes pensées dérivent entre les espaces qu’elle ouvre et ferme à sa guise, m’y laissant perdu, habité par des peurs aussi vivaces que celles que j’éprouvais gamin, certaines nuits où je l’appelais.

   Elle venait toujours, fantôme familier. Son regard évitait le mien comme il avait dû le faire dès le jour de ma naissance. Elle me tendait un verre d’eau et le cachet d’aspirine que j’avais réclamé prétextant une migraine plutôt que d’avouer un effroi mortel et le désir de sa main sur ma peau. Je buvais lentement, espérant la garder plus longtemps près de moi. Elle restait assise sur le bord de mon lit, attendait que j’aie fini de boire en fixant la fenêtre obscurcie par de lourds rideaux. Après quoi, elle remportait le verre sans un baiser ni une parole. Elle éteignait seulement la lampe et c’est sûrement ce qu’elle savait faire de mieux. Éteindre. L’angoisse s’était un peu dissipée et je m’endormais, la respiration hachée de sanglots avortés.

   Elle est très âgée maintenant. Ses yeux usés voient au-delà des murs de sa chambre, au-delà de moi, dont la présence n’est pour elle qu’une ombre presque étrangère. J’écoute une fois de plus le récit de son drame. On dirait que les événements sempiternellement ressassés l’ont figée dans ce désespoir qu’elle n’a jamais réussi à surmonter.

   Elle raconte et je revois la mansarde au premier étage de la petite maison de mon enfance, près de la forêt. Tandis qu’elle débite sa litanie, je sais qu’elle ressent physiquement l’atmosphère de cette chambre qu’il fallait atteindre par un escalier de bois raide et piqué des vers. Un jour, j’ai osé enfreindre l’interdit et j’ai ouvert la porte de la chambre sacrée. Je devais avoir sept ou huit ans. J’écoutais la ritournelle d’une boîte à musique que j’avais trouvée sur la table de chevet. Fasciné par la danseuse en tutu qui tournait sur un socle rouge pailleté d’éclats brillants, je ne l’avais pas entendue arriver. Elle m’a arraché la boîte des mains et l’a rangée dans une armoire où j’ai aperçu des vêtements d’homme tandis qu’une forte odeur de naphtaline me piquait le nez. Elle s’est assise sur le bord du lit recouvert d’une dentelle jaunie et m’a congédié.

   C’est probablement en ce lieu suspendu hors du temps, ce sanctuaire interdit, que naquit des années avant, par un après midi d’été caniculaire, son silence et son manque de tendresse.

   Lui, dix-huit ans et tuberculeux, allongé dans la pénombre camphrée, avait eu un violent accès de toux. Affairée en bas, elle était montée aussitôt dans la mansarde, épouvantée d’avoir à revivre la terreur subie deux ans plus tôt quand son père était mort de la même maladie. Son frère cadet se contorsionnait sur le lit défait, en proie à une panique mortelle. Elle avait épongé la sueur sur son front, nettoyé sa bouche ensanglantée et s’était allongée près de lui, tenant sa main fiévreuse en lui parlant tendrement. Elle lui avait chanté une berceuse jusqu’à ce qu’il s’endorme et elle était restée près de lui, priant et pleurant en faisant le moins de bruit possible. Elle avait somnolé et fut réveillée en sursaut par un cri. Son frère s’était dressé à demi sur le lit, secoué par une toux violente qui projeta un morceau de poumon écarlate sur sa robe. Puis, il retomba en arrière, mort.

   Elle était restée près de lui plusieurs heures, pleurant pour la dernière fois de sa vie.

   Je suis certain que sa vie fut une angoissante épreuve occupée à établir une distance affective avec ses proches, son mari, ses enfants, pour éloigner la malédiction et la protéger du pire.

   Est-ce vrai, maman, que tu craignais à tout moment de nous voir mourir dans tes bras comme l’avait fait ton frère adoré ? Tu t’y préparais en réprimant tes sentiments mais sais-tu que ta froideur, illusoire précaution contre la perte, n’a réussi qu’à instiller dans mon âme d’enfant un total manque de confiance en moi ? Sais-tu que j’ai survécu à la malédiction qui te hantait, mais sans tendresse, à jamais convaincu de n’exister pour personne et luttant en permanence contre un sentiment de déréliction ?

   J’ai compris bien tard que ta manière de nous aimer était de te dévouer à nous telle une esclave et nous ne te remercions jamais pour le travail que tu effectuais, pour les plats délicieux que nous dévorions. Je te regardais faire sans volonté de t’aider et si j’essayais tu m’en dissuadais en arguant de ma maladresse. Je t’observais et j’ai beaucoup appris de toi. À ton insu.

   J’ai envie de croire à mon interprétation. Elle est peut-être fausse mais elle me rassure et adoucit mon ressentiment. Une porte s’est ouverte dans la nuit. Je marche d’un pas plus assuré.

   Aujourd’hui, croyant au conte que je me suis inventé, je parviens à dominer la toux qui me prend quand une femme m’approche de trop près.

Sonnette

Le retour du journal de Vincent Malbec (tiré du roman « La vie, au contraire »)

Divin

   L’ange blond nichait au cinquième étage de mon immeuble. Cent fois j’ai sonné à sa porte, cent fois elle m’a rendu malheureux, me laissant dehors avec armes et bagages, imbécile et transi d’amour sur son palier.

   Je songeais alors à la brune du rez-de-chaussée qui me reprochait de ne point l’aimer et je redescendais l’escalier quatre à quatre pour la rejoindre.

   Passionnément entiché de l’intouchable du cinquième, je touchais par dépit la sombre mal aimée du rez-de-chaussée qui m’accueillait sans réserve en sa moiteur.

   Seize ans et tout excité par mes sens enflammés, impitoyable, je saccageais la beauté.

   Mes yeux de prédateur grands ouverts.

Le dernier mot

Un extrait de la 16ème et dernière nouvelle du recueil « Ivresse de la chute »

L’amour à besoin de verdure…

Jardin

Il contemplait le ciel, à moins que ce soit l’inverse car un gros nuage stationnait au-dessus de lui, percé de deux trous béants parfaitement circulaires qui pouvaient passer pour des yeux dont émanait une luminescence diffuse.

Il se détourna de ce regard nébuleux pour se rendre en des contrées célestes plus libres, se demandant comment venait le bleu au ciel, comment ce vide infini pouvait prendre une teinte d’une telle profondeur. Étant à cours d’explication, il revint sur terre et observa sa femme au travail dans le champ d’en face. D’où il se trouvait, assis sur la murette qui jouxte la maison, il la voyait courbée sur ses plantations, affairée à quelque tâche de désherbage ce qui demande, comme chacun sait, une patience infinie et un travail quasi quotidien. Il enviait son caractère de lutteuse et l’avait d’abord aimée pour cette qualité.

Il soupira, ayant pour sa part horreur des tâches agricoles. Non que la terre soit trop basse mais parce que son odeur lui évoquait invariablement la mort qui le hantait en permanence. Il ne voyait aucune bizarrerie à cette obsession, sachant que chaque être humain est tout aussi préoccupé que lui par cette question, mais il ne comprenait pas comment on pouvait donner le change et montrer bonne figure face à cette perspective inéluctable. On lui reprochait cette attitude délétère qui, selon lui, n’avait pourtant rien à voir avec de la lâcheté mais plutôt avec un excès de lucidité, une tare dont il souffrait depuis toujours. Oh ! Comme il aurait aimé la vie sans cela !

    On, pour l’instant, s’escrimait à ras de terre, éradiquant liseron, chiendent et autre engeance des jardins.

    — Si tu riais un peu, lui répétait-elle, la vie serait plus agréable pour tout le monde. J’en ai assez de supporter un tel rabat-joie. Tu manques d’appétit pour la vie ! C’est héréditaire, vous êtes tous pareils dans ta famille : Sans appétit !

     — Je te signale que je suis un enfant de l’assistance et que j’ai été élevé par des parents nourriciers. Où est l’hérédité ?

     — N’empêche, tu leur ressembles. Tu es amorphe ! Et même, un zombi ! 

    Le dictionnaire le renseigna. 

    Amorphe : Se dit d’un individu à la sensibilité passive, sans initiative et sans volonté.

    Jusque-là, il n’était pas en désaccord, cette définition pouvait s’appliquer à lui. Sa fameuse lucidité, toujours ! Mais, zombi, autrement dit : mort-vivant, ça non ! Elle exagérait. Même triste, morne et écrasé par son fardeau intime, il était bien vivant, la preuve : ses rhumatismes le faisaient terriblement souffrir. Seuls les vivants peuvent souffrir, non ? Est-ce que ce genre de tourment nécessite un tel enthousiasme pour ce qu’on appelle la Vie ? Un jour, il répondit à On

    — Ce qu’il y a, vois-tu, c’est que je ne suis pas fait pour ce monde ! 

    — Ton orgueil te perdra ! lui asséna-t-elle avant de retourner à ses tâches coutumières.

    Il savait qu’elle avait raison mais ne l’aurai reconnu pour rien au monde.

    Il sursauta quand elle lui secoua l’épaule car, tout à son broyage de poudre noire, il ne l’avait pas entendue arriver. Quelque peu paranoïaque, il la suspectait de toujours chercher à le surprendre dans ses errances et ses erreurs. Elle ne lui passait rien et il lui fallait l’écouter des heures disserter sur ces faits microscopiques qui, selon elle, éclairaient sa personnalité globale.

    — Tu t’attaches trop aux détails, répondait-il. L’univers se fout bien de tout ça. Un homme est fait d’autres choses que de ces mesquines poussières du quotidien.

    — Tu ne sais pas de quoi tu parles mon pauvre ami, grondait-elle en retour. Qui fait les poussières ici, qui tient la maison propre et qui salit ?

    Que répliquer à de tels poncifs si éloignés de la vérité qui l’habitait ? Au fond, personne ne pourrait jamais le comprendre, il était un poète aux ailes rognées. Et pas seulement les ailes.

Tempête sur un divan

Un extrait d’une nouvelle du recueil « Ivresse de la chute »

Parfois, les mots ont une odeur.

Je vous écoute…

Toute la matinée et une bonne partie de l’après midi, Canal ne voit sur le divan que des bouches énormes qui le regardent à l’envers et vomissent des mots piranhas. Derrière son bureau, il griffonne quelques signes mystérieux, trace des volutes compliquées, de celles que l’on gribouille en téléphonant.

Parfois, certains patients s’interrompent, s’appuient sur un coude, se retournent vers lui. D’un imperceptible mouvement de tête, il les renvoie à leur statut de gisant, quand il ne trouve pas là l’occasion d’abréger la séance qui parfois vient à peine de commencer.  

    Se lever et quitter le divan inconfortable est pour quelques-uns un soulagement. D’autres émergent en zombies d’une aventure de quelques minutes qui leur ont paru durer un siècle. Canal crispe sa main sur la poignée de billets qu’on lui tend, les jette dans un tiroir toujours ouvert de son bureau.

    Aucun des patients du mardi matin n’a perçu son anxiété grandissante. Il faudrait – mais qui l’oserait ? – le dévisager pour remarquer le tressaillement de ses paupières, la crispation incontrôlée de ses mâchoires, la lassitude dans ses yeux. 

    Trois coups à la porte. La phrase rituelle de Claudia, une fois de plus : C’est à vous. Entrez, si vous le voulez… 

    Mornard avance vers le divan, ventre rebondi forçant une chemise déboutonnée qui laisse libre champ à son ombilic velu. Quelques rares épis collent à son crâne squameux. Ses iris minuscules dardent un éclat verdâtre du fond de leurs cavernes broussailleuses.  Un veston de velours ensemencé de pellicules godaille sur son corps flasque.

L’odeur, malheureusement, entre aussi avec lui. La porte se referme sur une Claudia qui fait la moue. À titre préventif, Canal s’applique un mouchoir parfumé d’essence de rose sous le nez. Quand Mornard passe devant lui, sans un regard, pour aller se vautrer sur le divan, il aperçoit le chapelet de taches grasses sur son pantalon tirebouchonné et, quand il reprend sa respiration, une émanation empoisonnée révulse ses narines. Vieille urine, fumet d’excrément… La fragrance Mornard !

Osera-t-il un jour dire son fait à cette outre puante ? Comment peut-on être riche et aussi négligé ?

Mornard est maintenant échoué, ventre en l’air, sur le divan épuisé. Aussitôt, il entame un monologue. Le timbre fluet de sa voix continue à étonner Canal. Quel contraste avec cette masse corporelle gélatineuse ! L’analyste se détourne de ce spectacle affligeant sans pouvoir toujours s’empêcher de lancer au monstre un regard furtif. Il s’en veut de lui avoir ouvert sa porte et se demande pourquoi, semaine après semaine, il continue à endurer ce calvaire. Peut-être tout simplement par cupidité, car victime du taux variable des tarifs canaliens, Mornard paie double ses désespérantes confessions, à l’aune de sa surcharge pondérale et de ses pestilences.

Canal se transporte mentalement sur la plage d’Awala Yalimapo en Guyane, où il a récemment passé une quinzaine. Il y a trouvé un jour, émergeant à peine du sable, le cadavre d’une tortue luth privée de carapace, dépecée sans doute par quelque sorcier en mal d’écailles divinatoires. Mornard est cette tortue. Canal la voit très nettement : monticule flasque débordant du divan, peau parcheminée pâlie sous le soleil, tendue sur la masse informe des entrailles dilatées par la fermentation. Plastron déchiré d’entailles jaunes d’où s’écoule un suint purulent. Fentes verticales, sexes humides où circulent des colonies de fourmis indifférentes au grouillement des vers.

               Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,

               Ce beau matin d’été si doux :

               Au détour d’un sentier une charogne infâme

               Sur un lit semé de cailloux… 

Canal réprime un renvoi aigre. Maudit Baudelaire ! Rien de plus mortifère que Les Fleurs du Mal.

Mornard, veuf depuis peu, envisage un nouveau mariage. Il ne s’est pas encore déclaré et il se demande comment faire ?  Il faudrait que cette malheureuse soit une handicapée de l’olfaction, une anosmique, pense Canal en considérant Mornard qui, en plus d’avoir une hygiène douteuse, doit souffrir d’halitose. Malgré les mètres qui les séparent, un relent de dent cariée ou de sinus malade vient agacer les narines sensibles de l’analyste.

Mornard se plaint de son peu de succès auprès de l’élue de son cœur alors que sa défunte femme l’aimait follement, prétend-il.

C’est ça, mon coco, plus le bouc pue, plus la chèvre l’aime ! songe Canal.

Mornard devient implorant. Il pose une question qui hérisse le psychanalyste.

Canal éructe sa réponse :

    —  Lavez-vous, mon ami, lavez-vous !

Mornard se dresse d’un bond et reste au garde à vous, hébété et vaguement penaud.

Canal ne se contient plus et tonne :

    —  Bon sang, pourquoi vous levez-vous ?

    —  Mais je…vous…balbutie l’autre.

    —  Restez allongé quand vous me parlez. Je ne vous ai rien demandé, je répondais à votre question. Vous vous êtes entendu la poser, au moins ? Répétez-la donc…

Mornard se recouche et le divan fait sous lui un bruit d’échappement pneumatique.

    —  Je voulais comprendre pourquoi tout le monde me fuit, la femme que je veux conquérir, mes collègues, les commerçants… Comment est-ce que je pourrais empêcher ça ? Quel moyen ?…

    —  La-vez-vous !

    —  L’avez-vous, l’avez-vous, bien sûr que non. Si je l’avais, je ne serais pas ici !

    Canal reste un moment interdit. Le cerveau reptilien de Mornard aurait-il, par quelque extraordinaire, accès au lapsus ? L’analyste pourrait pointer le fait mais il n’en peut plus, la puanteur de Mornard est insoutenable, la nausée fait virer son teint déjà verdâtre au blanc crème.

    — C’est fini pour aujourd’hui. Et pour toujours. Inutile de revenir.

    Mornard bredouille une prière inarticulée.

    Canal s’entend dire d’une voix éteinte :

    —  C’est terminé, j’ai dit. C’est sans recours. Et sortez ! Sortez, vite !

    Mornard s’exécute, lourdement, traînant ses effluves avec lui.

    Canal retrouve un peu d’énergie et lui lance au passage :

    — Et que ma décision ne vous dispense pas de poser ce que vous me devez sur le bureau !

FAUSSAIRE

Une nouvelle extraite du recueil « Ivresse de la chute »

Une vocation bâtie sur un mensonge.

COMMUNION

Ma mère est morte.

Ce n’était pas elle dans son cercueil. Un fond de teint beigeasse plâtrait son visage. Je ne l’ai pas reconnue. Le mannequin de cire qui la remplaçait ne lui ressemblait pas. Sa tête, trop légère, ne creusait pas le coussin blanc de satin synthétique. Sans doute que ses rêves et son âme s’étaient envolés de son crâne et ne pesaient plus rien.

    Ma mère ne mourra plus.

    Sur les photos que j’ai trouvées dans sa chambre, au fond d’un sac de toile bleue, elle a cinq ans sur les genoux de son père, douze ans dans une aube de communiante comme on n’en fait plus et seize en équilibre sur une branche, un sourire éclatant aux lèvres qui n’efface pas tout à fait l’ombre dans son regard, les images de la guerre qu’elle vient de subir. Ces clichés où la réalité s’estompe sous d’anciennes lumières maintenant éteintes, serrent le cœur.

    Je délaisse les photographies récentes qui la montrent déformée par l’âge et les peines et j’en examine trois au contour dentelé, en noir et blanc. De format carré 6×6, elles ont été prises avec mon petit Brownie Flash Kodak, dans les années soixante, au siècle dernier. Mon premier et inattendu appareil photo. Sur la première, que je regarde longuement, mes parents sont assis sur un banc de pierre au bord d’une rivière bondissante après le déversoir d’un moulin que je ne saurais situer. Leurs corps enlacés exultent de lumière sous un magnolia en fleurs. Premier soleil du printemps. Je me souviens avoir pris la photo en retenant ma respiration pour ne pas trembler. Elle est nette et leurs regards sont aussi soudés que leurs deux corps amoureux. Comment rejoindre cet instant ? Sur la deuxième photo, prise par ma mère, mon père a les yeux fixés sur l’objectif et me tient par les épaules. Je ne me souvenais pas de lui si jeune. Des miroitements d’eau tressaillent sur le tronc du magnolia. Il s’est levé, a demandé à ma mère qu’elle le remplace auprès de moi. Il a fait avancer le film en tournant la molette de l’appareil puis il a cherché le meilleur angle pour que nous ne soyons pas à contre-jour. Il a pris son temps pour cadrer l’image, nous a recommandé de ne plus bouger et de sourire. Ma mère me tient la main et je lui donne un baiser sur la joue. L’ombre des fleurs marbre nos visages. Maman aurait voulu une photo de nous trois, prise au même endroit, mais nous ne vîmes aucun passant à qui demander ce service et mon Brownie ne possédait pas de retardateur. C’était une simple boîte carrée en bakélite noire équipée d’un viseur prismatique que j’avais gagnée à la tombola du collège. On pouvait y raccorder un gros flash qui grillait des ampoules au magnésium. La pellicule 620, gainée de papier jaune, offrait douze poses.

Je voudrais revivre ce jour béni où mes parents resplendissaient d’un bonheur sans fard, où j’ignorais les turpitudes et les trahisons à venir. Le temps est un tueur d’âme patient.

En regardant ce couple d’amoureux, je ne comprends toujours pas comment les événements ont pu aller si vite. Moins de deux ans après ce jour lumineux, ils divorçaient et je n’ai aucune photo où nous sommes tous les trois, ensemble.

Je range ces clichés avec les autres. Dans quelques années, personne, hormis moi, ne saura qui pose sous le grand magnolia. Personne ne saura la confiance déçue et les regrets de l’enfant que j’étais. Ces trois photos seront aussi mystérieuses que la centaine d’autres qui dorment dans le sac de toile. Tous ces sourires sans nom qui peuplent la surface argentique finiront par disparaître aussi bien que les corps qui y ont laissé leur trace. Ce n’est qu’une question de temps.

Je me demande où est passé mon Kodak Brownie Flash. Nous avons déménagé si souvent, ma mère et moi. Je me souviens de ma fierté le jour où je l’ai rapporté à la maison. J’avais acheté un ticket de tombola à la fête du collège. Le soir même, la liste des numéros gagnants était affichée. Mon ticket était perdant. À un chiffre près ! Je n’en ai pas dormi de la nuit. J’aurai pu déchirer mon billet comme d’autres l’ont fait en découvrant leur malchance mais je l’ai gardé précieusement dans mon porte-carte, espérant je ne sais quel miracle. Au petit matin, je l’ai posé sur ma table de travail, je l’ai bien regardé. Bien sûr, il n’avait pas changé alors je me suis décidé à vaincre le mauvais sort. Armé d’un stylo à pointe fine, j’ai patiemment transformé le trois impuissant en un huit victorieux. Ce qui m’étonne encore aujourd’hui, c’est que le prof qui remettait les lots, ne s’est aperçu de rien. La retouche ne devait pas être si parfaite que ça, pourtant. A-t-il eu pitié de moi, enfant chétif et mal vêtu qui venait à pied de sa cité de transit perchée sur la colline ? Je n’avais même pas pensé que la personne qui avait le véritable billet pourrait réclamer son lot. Je pouvais être démasqué à tout moment.

    Le prof m’a remis le paquet tout neuf sous le regard envieux de mes camarades et de deux autres de ses collègues qui trônaient sur l’estrade. Sur le moment, je n’ai pas compris ses paroles :

N’oublie pas, jeune homme, photographier est un acte grave. Les vieux clichés montrent des instants de vie mais c’est la mort qu’ont surprend au travail quand on les regarde, des années plus tard. Les photographes sont des voleurs d’images, des voleurs d’âme. Tous des voleurs…

Et il a eu un rire étrange. Est-ce à cause de lui que je suis devenu reporter photographe ?

J’ai parcouru le monde en tout sens mais je ne le découvrais qu’en regardant mes photos prises la veille. Je pensais le tenir dans ma main mais c’est lui qui me tenait et son reflet ne m’informait pas de sa densité. J’ai capturé l’image des humains que je rencontrais et je ne voyais pas le mystère fondamental qu’elle recelait. J’effleurais la réalité du monde d’un regard sec et scrutateur filtré par un objectif pas si objectif que ça. Pour moi, tout n’était qu’apparence. Je croyais être neutre alors que ma simple présence changeait l’ordre des choses, influait sur le cours des événements. Je ne comprenais ce qui se jouait autour de moi qu’après coup, influencé par les propos des journalistes ou des politiques. Quelqu’un m’a dit un jour que la réalité du monde n’est nulle part ailleurs que dans le regard des hommes. Elle se trouve donc aussi dans le mien mais quelle est la perception la plus juste, celle d’un escargot où la mienne ? Autant d’êtres vivants sur terre, autant de visions du monde. À quoi ressemble-t-il vraiment, ce monde où nous vivons ?

Je regarde les photographies de ma mère.

Elle ne mourra plus tant que je vivrais et, comme elle, je ne laisserai au mieux qu’une anecdote qui se mêlera à l’histoire humaine et sera l’infime ligne du grand récit qui se nourrit de toute vie et contient toutes les épopées et les mythes et les contes.

Rien d’autre que des histoires qu’on se raconte et qui nous rassurent.

Tous des faussaires.

Temps de chien

Un extrait d’une nouvelle tirée du recueil « Ivresse de la chute »

Comme il passe, ce temps.

huile pastel gras etc…

Quand je retrouve ma mère après un long temps d’absence, j’ai toujours tendance à parler plus vite qu’elle en lui racontant ma vie sous son meilleur jour. Cette fois encore, je ne manque pas à la tradition et, à peine entré, je déverse un flot de paroles outrageusement optimiste et anodin pour retarder ses annonces de catastrophes habituelles, la santé qui part en quenouille, le voisin mort d’apoplexie, et pourtant il avait deux ans de moins que nous, etc.

    Hélas, je défie quiconque de pouvoir tenir un discours, si creux soit-il, pendant plus de cinq minutes sans reprendre sa respiration. C’est ce court temps vital que choisit ma mère pour se lancer à son tour

    — Tu n’as rien remarqué ? demande-t-elle d’une voix brisée.

   Voyons voir, je réfléchis, non je ne vois pas. Ah, si !

    — Tu veux parler de l’interphone qu’ils ont installé en bas.

    Je me lance dans un discours sur l’obsession sécuritaire du moment, reprends ma respiration en un millième de seconde. Pas assez rapide. Elle m’interrompt.

    — Regarde !

    Elle désigne la corbeille de la chienne sous le radiateur. Vide. Bon sang, c’est vrai, la Prunelle n’a pas aboyé pendant que je montais l’escalier. Habituellement, elle me repère avant même que je grimpe les marches. Ma mère devine ma venue à ses aboiements, un ton très particulier qui m’est exclusivement réservé. C’est que je l’ai mise au monde cette chose. Elle me fait la fête, des bonds d’un mètre cinquante, griffes en avant. Couché ! Couché, Prunelle !

    — Tiens oui, où est-il le clebs infernal, et papa, au fait, pas là non plus ?

    — Elle est morte, lance ma mère dans un souffle. Et ton père, il dort. Il dort tout le temps.

    Ça me fiche un coup. J’enchaîne, malgré moi.

    — Depuis quand ?

   La question concernait mon père. Ma mère me regarde, les yeux embués.

     — Je l’ai trouvée morte il y a cinq jours, dans son panier.

    Elle laisse échapper un sanglot et j’ai droit au récit de la maladie de la chienne, depuis les premiers symptômes – elle avait un regard pas comme d’habitude – jusqu’à l’agonie – on aurait dit qu’elle comprenait, qu’elle ne voulait pas nous faire de peine. Une larme coule sur sa joue. Elle renifle, tente un sourire. Calvaire !

   Elle est assise près de moi. Je compatis, j’ai envie de me trouver ailleurs. Ma main se pose sur la sienne, presque malgré moi. Elle s’apaise, reprend son souffle. C’est moi qui romps le silence, une question idiote qui relance la machine.

    — Elle avait quel âge, Prunelle ?

   Ma mère me regarde, se tamponne les yeux.

    — Tu es bien placé pour le savoir ! Non ?

   Cela lui donne l’occasion de réciter la biographie de la chienne extraordinaire. Prunelle unique ! J’adopte une attitude attentive, mais je ne l’écoute plus.

   Bien sûr que je me souviens. La naissance des chiots correspond exactement à ma décision de quitter la région. Quinze ans déjà. Cruelle cristallisation du temps qui réactualise les moindres détails de ces moments enfouis consciencieusement dans les replis de ma mémoire. La photo est nette maintenant. Je revois le pavillon vidé de ses meubles, le visage dur d’Elsa quand je lui ai dit adieu et le voyage en camion avec le copain. Une fourgonnette aurait suffi pour transporter le peu d’objets que j’emportais en Provence. Dans les phares, à l’arrivée, le chemin n’était qu’une ornière bourbeuse, rouge de bauxite. Le cabanon, perdu entre vignes et oliviers, disparaissait derrière des rideaux de pluie. Nous avons dormi, l’ami et moi, sur des matelas pneumatiques, veillés par Zita, ma chienne, près de la cheminée qui tirait mal.

    Le temps a passé. Ce qui n’était qu’un mazet délabré est devenu aujourd’hui une maison digne de ce nom que j’ai bâtie pierre à pierre après avoir acheté la ruine. J’ai encore des cals aux mains de ce travail et de celui que j’effectuais dans les vignes et les champs : ébourgeonnages, taille, castrage du maïs… Je trouvais le temps de peindre, en dormant peu, en oubliant les miens. Ces quinze années me paraissent n’avoir été qu’une seule et longue journée d’anéantissement de la pensée, dans le mouvement et l’effort perpétuel. J’exagère, car j’ai, égoïstement peut-être, le bonheur d’accomplir journellement ce pourquoi je sais que je suis fait : peindre.

    Ma mère pourrait en témoigner, elle qui a lutté de toutes ses forces contre cet accomplissement. Je me rappelle ma première vraie exposition à Paris, six ans après mon départ. Il a fallu que mon père se fâche pour qu’elle accepte de l’accompagner au vernissage.

   Le paternel avait fière allure dans son costume sombre, unique diffuseur à naphtaline en sa possession. La couenne chauffée à blanc par son ensemble de laine en ce jour de canicule, il résistait vaillamment, luttant pied à pied contre la déshydratation, un verre de champagne à la main, à portée du buffet. En passant près de lui, je l’ai entendu évoquer le merveilleux chenapan que j’étais. Ah ! Ah ! Ah ! Si vous saviez ce qu’il nous a fait endurer, le bougre ! Je crois qu’il n’a pas regardé un seul de mes tableaux. Ma mère est restée sobre mais, contrairement à son habitude, elle s’est désintéressée des abus paternels. Personne dans l’assistance n’a passé autant de temps qu’elle devant mes tableaux. Je l’ai éveillée en sursaut alors qu’elle se transformait en statue de sel face à un grand format hallucinant de présence comme l’a qualifié un critique hallucinant de lucidité.

    — Qui peut acheter un tel tableau ? a demandé ma mère avec un grand geste

    — Il ne te plaît pas, petite maman ?

    — Si, mais tout de même, je me demande ce que ça représente. Il est gigantesque ! Il ne tiendrait pas chez nous. Ça m’épate, mais je ne comprends pas.

    —Il suffit de regarder, maman. Avec tes yeux à toi et tu te racontes ce que tu vois, avec tes mots à toi, seulement ce que tu vois et je te promets que tout s’éclairera. Il n’y a pas de secret. Regarde… Qu’est-ce que tu ressens ? Tu aimes, tu n’aimes pas ?

    — Justement, je ne peux pas dire. Tu sais, chez nous, on a toujours eu des goûts simples. En plus il n’y a pas de titre. Sans titre, ça n’aide pas beaucoup. Et les prix ! C’est tellement cher ?

   Je lui ai expliqué qu’en vendant la totalité de mes toiles, il me resterait l’équivalent d’un demi-salaire annuel au Crédit Lyonnais. Et il n’était pas gras :

    — Ce travail représente deux ans de ma vie. Je ne peux pas vendre mes toiles au rabais. Si tu déduis les frais de matériel, le pourcentage pris par la galerie et les autres charges… Je sais que les gens pour qui je peins n’auront jamais les moyens de se payer une de mes toiles. C’est ça le paradoxe, maman. Je suis un fils de prolo qui se vend au gratin. Sinon j’arrête de peindre. Pas le choix.

    Ce soir, je retrouve le poids de ces quinze années évaporées. La durée d’une vie de chien. Les gros meurent plus tôt, je crois. Combien de chiens peut posséder et aimer un homme au cours de sa vie ? Cinq, six ? Mes parents sont à l’âge du sixième et dernier, celui qui suivrait leur enterrement.

Le Signe

Le début d’une nouvelle extraite du recueil « Ivresse de la chute »

Il ne faut jamais prendre certains trains…si on a le choix.

BRUME

La nuit tombe vite en novembre, la brume aussi.

    Bolek marche entre les rails d’une des voies en faisceau de la gare de triage. Il se hâte en direction du halo qui signale la gare des voyageurs. Les cailloux du ballast le blessent à travers la semelle en charpie de ses bottes de cuir.  

Il a une sacrée allure, Bolek le dégingandé, avec son jean étroit, son torse de vieux vautour anorexique, serré dans son blouson de cuir trop court. Mais personne ne le voit dans la nuit blafarde qui déploie ses lambeaux de brouillard. Personne pour s’effarer devant cet épouvantail dépenaillé aux cheveux d’étoupe blanche débordant d’un bonnet de laine. Il a bu et titube un peu, Bolek Bokowski, Bolek le polak, Bolo pour les intimes. Des intimes, il n’en a plus. Sa vie est loin de lui maintenant.

Lève les pattes, Bolo, évite les traverses !

La gare est encore à un kilomètre. Ménage-toi. Ne va pas te ramasser. Si quelqu’un te trouvait demain, inconscient, qu’est-ce qu’il penserait de la lame bien aiguisée que tu tiens dans ta botte, serrée par une bande contre ta jambe gauche ? On te prendrait pour qui, hein, Bolo ? Qui es-tu, d’abord ? Un vieux schnock de 75 balais… D’accord, tu ne les parais pas… Mais tu es vieux Bolek, et toujours vivant. C’est dégueulasse, Bolek, dégueulasse de s’accrocher comme ça, t’es qu’un sale vivant comme les autres.

Bolek s’en veut. Depuis longtemps. Il s’en veut de tenir à la vie, alors qu’elle…. Merde, tu as trop bu. Douze canettes, c’est plus de ton âge. C’est à cause de ces deux zonards qui sont venus squatter le wagon à côté du tien sans te demander la permission. Parce qu’ils sont jeunes, ils se croient tout permis, ils se croient forts. Leur chien ne t’a pas fait peur. Ce que tu en fais, des chiens ! Eux aussi, ce sont des chiens. Tu n’aimes pas les chiens, tu hais les chiens, ça pue, ça gueule, ça pense qu’à bouffer et baiser. Et quand ils te regardent, les chiens, l’œil humide, ils te rappellent les regards qui viennent la nuit pour t’empêcher de dormir.

Dis, Bolo, tu as vu ce qui arrive en face ? Ces deux ronds de lumières qui grossissent à travers la brume…Qui sait sur quelle ligne un train peut arriver parmi toutes ces voies qui convergent dans ta direction ?

Bolo n’a pas peur, les rails de la voie qu’il a choisie sont rouillés. Il n’y passe plus de train depuis longtemps.

T’es sûr Bolo ?

Sûr ! Bolek connaît par cœur la gare de triage de Villeneuve. Certaines voies sont aussi mortes que les branches d’un arbre qui n’a plus assez de sève. Seuls quelques rails brillent encore sur le tronc central où filent les TGV en feulant. Parfois, Bolo s’approche très près des trains en mouvement. Il frissonne et jouit presque quand le déplacement d’air du convoi le bouscule. Mais il préfère encore le frôlement des trains de marchandise. Bolek retrouve alors son enfance, son corps vibre et son cœur bat comme jamais, comme s’il était traversé par le train, dispersé par sa vitesse et son fracas. Sauf que son grand-père ne le tient pas par la main, comme là-bas, en Pologne.

Les yeux jaunes foncent sur lui, de plus en plus gros, aveuglants. Bolek s’arrête et attend. Le train arrive, devant, à cinq mètres. Il voit son mufle gris et luisant d’humidité. Bolek frémit un peu, mais il ne bouge pas. Le TER passe à deux voies de celle où il se tient, pas trop vite, finalement. Il distingue les silhouettes des voyageurs collées aux vitres lumineuses des wagons, cibles de fête foraine.

   Bolek hurle pour couvrir les grincements de ferraille : Salauds de banlieusards ! Rentrez chez vous ! Allez bâfrer votre mort. Elle sera encore trop bonne pour vous, bande de gogos ! Filez vers votre banlieue pourrie ! Pas besoin de murs ni de gardien ! Pire que des prisonniers, vous êtes ! Tous alignés, les pères de famille ! Au garde-à-vous. Et les nanas ne sont pas mieux… Esclaves ! Allez lécher le cul de vos patrons, raclures de vivants ! Disparaissez!

Bolek s’époumone. Il ne s’est jamais marié, lui. Pas d’enfant, à ce qu’il sache. Il s’en félicite.

N’empêche, il vient de rater le TER de 18h15. Il n’a pas pu jouer sa petite comédie comme il le fait chaque jour. C’est qu’il a ses habitudes, Bolek. Il a besoin de secouer ces zombis de banlieusards. Pauvre engeance… Il s’en veut d’avoir crié à se bousiller la gorge, alors que personne ne pouvait l’entendre. Il crache entre les rails et reprend sa route. Il lui reste encore le train de 19h 30 et celui de 21h pour se rattraper…

Les barbelés

Un extrait d’une nouvelle tirée du recueil « Ivresse de la chute »

Un fil qui déchire la mémoire mais reste dans l’air du temps.

Certains oliviers

Un jour Dieu se lassera et c’en sera fini de l’humanité, affirmait la baba.  Dieu règle ses comptes ! Toujours !

Le père de Salomon exécrait la sentence maternelle. Non qu’elle heurtât ses sentiments religieux mais, au contraire, parce qu’en bon athée il ne supportait pas que l’on convoquât ne serait-ce que le nom de Dieu sous son toit. Il grondait la baba chaque fois qu’elle prononçait la phrase fatidique et il se lançait dans une diatribe célébrant la liberté de l’homme sans dieu ni maître, responsable de sa destinée par pure volonté. Capable des pires actes, c’est vrai, mais aussi des meilleurs. Tributaire seulement de son libre arbitre. Elle était triste, la baba, d’avoir mis au monde un tel fils.

Tout de même, les événements n’avaient pas donné entièrement raison au père, et Salomon, en faisant retour sur sa propre histoire, se demandait si, au fond, sa grand-mère n’était pas dans le vrai.

Dieu règle ses comptes ! 

Il devait admettre que si Dieu existait, il les avait réglés avec lui dès le début, ses comptes. Avant même qu’il ne soit conscient du monde qui l’entourait.

Premier règlement de compte :

Me faire naître juif en 1925 en Pologne et faire mourir ma mère le même jour. Quelle dette avais-je envers Lui ?

Deuxième punition (coup du destin ?) :

   Je l’aimais ma baba mais elle valait deux mères juives à elle seule. Ses craintes me gâchaient la vie. Mon unique fessée d’elle, je l’ai reçue quand elle a su que je me baignais dans la Warta avec une bande de gamins du village. Nager était ma passion et j’avais du mal à obéir à son interdiction d’approcher la rivière.

   Le 30 juin 1937, Dieu devait être à son balcon. Mon père convainquit grand-mère de me laisser venir avec lui pêcher la carpe. La mine renfrognée, la baba me tendit une chemise appartenant à mon père. Elle me demanda de la mettre puis sortit sa trousse à couture. Elle enfila son aiguille et cousit le col autour de mon cou, les pans entre mes jambes. Impossible de nager, accoutré ainsi.

Lorsque mon père a glissé dans la rivière, je suis resté sur la rive, prisonnier de ma chemise carcan, incapable de le secourir. Quel crime avait commis mon pauvre père pour mériter ce châtiment, et moi pour le perdre si tôt, coupable de n’avoir pu l’aider ?

Troisième règlement de compte (Colère de Dieu ou folie des hommes ?)

Parfois, le dieu de ma grand-mère abandonne les humains à leurs turpitudes. Mais quand il voit le résultat de sa négligence, sa réaction est terrible. Ce coup-ci, il a peut-être pensé que c’était l’occasion d’en finir avec une bonne partie de sa création. Je ne peux m’empêcher de songer à l’annonce du prophète Zacharie : Et il arrivera que dans tout le pays, dit l’Eternel, deux tiers seront retranchés et périront, et qu’un tiers seulement restera en vie. Et ce tiers, je le ferai passer au feu, et je l’affinerai comme on affine l’argent, je l’éprouverai comme on éprouve l’or…

Je suis de ceux qui ne furent pas retranchés mais éprouvés….

L’autre regard

Le début d’une nouvelle extraite du recueil « Ivresse de la chute »

Un regard qui veut arrêter le temps et changer le monde.

Regard

C’est l’endroit. L’endroit exact où Luigi s’arrête après avoir dévalé d’une traite le sentier abrupt inscrit dans la rocaille : une centaine de mètres à découvert qu’il a franchis, bondissant et dérapant sur les éboulis schisteux, la main gauche plaquée sur sa musette, la droite serrant son pistolet mitrailleur.

Il se trouve à mi-pente et reprend son souffle près d’une source qui jaillit de la roche. Il pose son arme, s’éclabousse le visage, boit quelques gorgées, remplit sa gourde puis contourne le rocher. Là, il découvre que le sentier se sépare en deux.

C’est l’instant. L’instant exact où Luigi choisit le chemin de gauche. Mais peut-on parler de choix quand on ignore où mènent les chemins qui se proposent à nos pas ?

Soleil levant.

    Au sommet du mont Besson, Elisa sort une épaule de son duvet. Vers l’ouest, le massif de la Sainte-Victoire s’illumine d’une lumière de coquelicot nouveau. Les coudes appuyés sur l’herbe rase, elle ajuste ses jumelles. Elle fouille le paysage, remonte la piste qui parcourt le mont et finit par repérer l’endroit où Luigi, soixante-dix ans plus tôt, s’est arrêté. Elle l’aperçoit, penché sur la source qui bouillonne au creux d’une vasque de pierre et fait valser de fins éclats de calcite. On raconte que les fontaines sont les yeux des nymphes prisonnières des roches et de la terre. C’est par ces miroirs qu’elles peuvent voir le monde et qu’entrent ses images dans leur mémoire.

Des gouttes lumineuses ruissellent sur le visage de Luigi qui s’apprête à repartir. Bien sûr, Elisa ne peut l’avertir. Trop d’espace et de temps les séparent. Pour le voir, elle fait appel à l’autre regard, celui qu’elle déployait déjà lorsqu’elle était petite fille et dont elle n’a jamais parlé à personne, sachant par intuition puis par expérience que bien des gens revendiquent une pensée rationaliste. Peut-être n’est-elle qu’une rêveuse particulièrement douée. En tout cas, elle distingue Luigi très nettement. Elle lui crie d’attendre un peu, de se cacher. Son cri se perd dans l’épaisseur du temps…

Pater Familias

Extrait du recueil « Ivresse de la chute »

Lui, il aimerait être seul à table.

Famille (photo montage JH)

Dans le cadre posé sur le buffet en faux acajou, une photo de sa tribu, lui au centre.

Assis exactement à l’aplomb du lustre familial, le pater familias expose sa lueur gélatineuse, sa tremblante tyrannie. Il aime le calme, la silencieuse retombée des poussières. L’indocilité bruyante de sa marmaille le renvoie à l’inconfort permanent de sa propre enfance. Jamais tranquille, jamais à l’abri d’un coup de gueule, d’un coup de pied. Exactement ce qu’il fait subir à sa progéniture au nom de la sérénité qu’il aimerait trouver après sa journée de travail.

    Repas de famille.

    Son nez veiné de bleu brille à la table des dimanches encombrée de verres souillés et d’enfants ennuyés, le cul boulonné aux chaises droites. Pas parler, pas bouger, pas rire, seulement se moquer intérieurement des vaticinations du grand-père rabiot et subir les plaisanteries éculées du tonton nabot. Des mots béquilles mouillés d’alcool rampent sur les taches de la nappe.

Jalousé par son frère, calé entre le mépris de sa future veuve et le haineux silence de ses descendants, le père crachote ses amertumes. Du noyau de sa graisseuse enveloppe, le grincement radoteur de ses stéréotypes réactionnaires refait le monde. Le monde refait se fige dans la sauce saindoux du rôti et l’amour échalote luit, verrue brûlée à la surface de la viande.

Oublieux de la tare familiale inconsciemment entretenue par des générations de soumis, ses rejetons secrètent une amère bile et dans leurs yeux miradors défilent des hospices où aucun visiteur ne vient.

Ployant sa fourchette sous le poids de ses doigts épais, le père s’abstrait. Il retrouve un instant des bribes de mémoire, le goût sucré des violettes suçotées en revenant de l’école, le parfum torsadé des chèvrefeuilles étrangleurs.

Il soupire.

Dernier verre de marc après le café.

Regard noyé, il roule des miettes de vie contre ses ongles endeuillés et marmonne des sons inaudibles, borborygmes fondus dans la digestion collective, velléités qui titubent hors de leur morne caveau et finissent par un rot :

Faudrait une bonne guerre !

Treize à table

le début d’une nouvelle extraite du recueil « Ivresse de la chute. »

Tous en cène !

Faites-moi rire !

La beauté du monde me réjouit mais les turpitudes humaines m’affligent.Je ne souris jamais sur les photos. Faites-moi rire, bande de jobards, et j’irai mieux ! Vous essayez ? Première nouvelle ! Papa non plus, vous ne l’amusez pas. Je vous parle de mon père qui est au ciel, pas de Jo, le mari de ma mère qui me filait des torgnoles à tout bout de champ. Et pas seulement… Mon vrai père est un être merveilleux, lui. Quand sa voix tonitrue, le ciel s’ouvre, une colombe descend vers moi et, aussitôt, je me sens apaisé.

Parfois, je m’étonne de mon pouvoir. Il suffit que je regarde un chien pour qu’il me suive. Comme si j’étais en odeur de sainteté, comme si j’émettais un parfum naturel terriblement attractif. Oh, ça n’a pas que des avantages. Les louanges s’accompagnent nécessairement de jalousie et de méchanceté. Attention, si on m’agresse, je me défends. Je ne suis pas de bois. Et je déteste les faux semblants. Un jour, à l’abbaye Saint-Victor, j’ai frappé les marchands de bondieuseries en toc avec le fouet de corde que j’avais tressé. J’ai vidé leurs tiroirs-caisses, j’ai rançonné les touristes, fracassé les cierges à vendre et embarqué les bibelots pour les refiler aux mendiants.

La mansuétude à des limites. J’en sais quelque chose. Quand Jo me cognait et que je le narguais en lui tendant l’autre joue, il m’allongeait un bourre-pif qui me laissait KO. Mais passons, je ne lui en veux plus, c’est à peine si je me souviens de lui et de mon enfance.

    Ah si, tout de même ! Je repense à ma première fugue. C’était à Pâques. J’avais douze ans. Maman et Jo m’ont cherché pendant trois jours. Ils m’ont retrouvé assis sous le porche de la cathédrale en compagnie d’une bande de SDF. Des gars sympas qui m’avaient raconté qu’ils étaient des docteurs attendant l’ouverture d’un congrès. Ils parlaient sexologie en se repassant un kil de rouge et je leur posais pas mal de questions même si j’en savais autant qu’eux. C’est que j’avais eu tout loisir d’observer les prouesses de Jo et de ma mère, vu qu’on vivait dans la même pièce. Maman, qui s’était approchée sans bruit pour écouter mon déballage, en est tombée raide. Bleue comme sa robe. 

    — Gamin, tu me feras mourir ! elle a dit, en sortant de sa brume. Jo et moi, on a eu une de ces peurs !

    — Pourquoi me cherchez-vous ? j’ai demandé. Vous ne saviez pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ?

Ils se sont regardés et, le lendemain, ils m’ont traîné chez un psy. Echec des soins ! Je passais mes journées à me masturber. J’avais tellement peur de finir en enfer que je me suis tailladé le bras jusqu’à l’os. Maman a arrêté mon geste au moment où j’allais m’éborgner avec mon couteau. Tout ça parce que j’avais lu en cachette les revues pornos de Jo. Les phrases me sont venues sans que je sache comment :

    — Si ton œil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes membres et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne…

Ma mère m’a fixé un moment sans pouvoir articuler un mot puis elle s’est mise à pleurer.

Maintenant que je suis adulte, je supporte mieux les regards appuyés qu’on me porte mais, le plus souvent, c’est moi qui baisse les yeux. Parfois je me retourne brusquement et je surprends un inconnu qui me suit à touche-touche à la caisse du supermarché. Je hurle : Que veux-tu de moi ?  Pourquoi cherches-tu à me tuer ? Je deviens parano. Mais pour qui me prennent-ils, à me coller comme ça ? Pour le messie ? Ils sont tous à mes basques, les boiteux, les épileptiques, les aveugles… Ce n’est pas parce que j’ai hérité du don de magnétisme de mon Père (le vrai), que je dois passer mon temps à guérir leurs bobos gratuitement. Donnez-leur votre petit doigt et ils vous dévorent le corps entier.

L’an dernier, j’ai craqué. Je me suis tiré une quarantaine de jours sur le Causse. Un vrai désert ! J’ai failli mourir de faim et de soif mais j’ai résisté à la voix qui me disait de transformer les pierres en pain. Pas fou, le gars ! J’ai bien fait, parce qu’un jour, j’ai vu venir vers moi des gamins avec des fruits et de l’eau. De vrais anges. Je suis certain que c’est mon Père qui me les a envoyés depuis le ciel. Dire que maman l’a quitté pour Jo, ce minable qui buvait sa paye de tâcheron du bâtiment, qui me frappait et qui nous a laissés sur la paille. Dis, maman, pourquoi a-t-on fuit dans un pays où personne ne nous attendait ? Il t’a raconté des charres, Jo. Tu parles qu’ils tuaient les petits garçons, les soldats du roi ! Jo, ses visions, il les trouvait dans son chichon. Cesse de pleurer quand je te parle, maman ! Je ne veux plus entendre tes paroles souillées de larmes. Je ne veux plus être bon, gentil, attentionné. Je ne veux plus être le blond le plus séduisant des bords de la méditerranée. Et vous, tout autour, dont je sens l’haleine fétide, reculez ! Même si je comprends que vous ne pouvez faire autrement que m’adorer, ça suffit ! Foutez-moi la paix ! De toute façon, voici venir l’heure où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul.

Mais j’entends une voix… Alléluia ! C’est mon Père. Oh, Papa, ton œil est au fond de ma coupe de vin. Je bois. Tu es en moi ! Merci, avec Toi je reprends confiance.

Vous pouvez revenir mes amis, maintenant que je vais mieux ! Allez les potes, ne me laissez pas diriger seul cet empire du désordre ! Resserrons les rangs ! Que celui qui a de l’argent le prenne et que celui qui n’a rien vende son manteau pour acheter un couteau. Détroussons les riches qui réalisent leur paradis sur terre au détriment des pauvres dont ils font de la vie un enfer ! Je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ce qui est écrit : Il a été compté parmi les scélérats.

Venez ! Tous ensemble, tous ensemble ! Levez bien haut vos bannières, vos haillons, votre misère ! Avec moi, les agneaux, les sans terre ! Voyez ma splendeur nouvelle. Papa est au dessus de nous, qui plane dans son beau costume brodé de lumière. Admirez-le ! Oh ! Papa, Papa, comme tu es grand, comme tu as de grandes oreilles, comme tu as de grandes mains ! Ta force m’envahit. En avant, vous autres, en avant vers notre domaine de joie !

La complainte de Marie Anna

le début d’une nouvelle extraite de « Ivresse de la chute »

Une manière particulière de prendre le train de l’histoire en marche. Et un petit tour en Bretagne !

Marie Anna en personne

Callac, dimanche 28 juin 1914

    Qui se souvient de ce jour ? Qui se souvient de toi, Mari-Anna, toi la marchande de complaintes à l’allure de matrone ? À soixante-neuf ans passés, princesse massive au visage parcheminé, tu sillonnes encore les routes, assise sur ton charreton tiré par deux chiens de basse extraction aux muscles puissants. Sous une bâche de toile huilée, tu abrites les feuilles volantes, les textes des ballades, les gwerzioù que tu proposes aux badauds sur les marchés. Histoires aux multiples couplets : infanticides, naufrages, retours de guerre, malheurs d’ivrognes, amours contrariées, crimes affreux. Les sous tombent drus dans ta besace. Ce n’est pas pour te déplaire, toi qui as toujours peur de manquer. Toi qui a connu la misère.

    En ce jour du pardon de Saint-Pierre et Saint-Paul, ton commerce a eu peu de succès. Tu es de mauvaise humeur. Ton regard bleu ne sourit pas. Pendant que tu chantais tes complaintes pour attirer le client, un m’as-tu-vu beuglait une chanson française, debout sur une caisse en bois :

C’est la femme aux bijoux

    Celle qui rend fou…

    Une voix de fausset ! Tu as bien essayé de lutter en chantant plus fort ta gavotte du chiffonnier : Foei, foei, va zammig aotrou…mais l’autre attirait de plus en plus de monde et, autour de toi, seules quelques femmes aussi vieilles que toi tapaient mollement le rythme du plat de leurs sabots. Tu as plié ton matériel, tu as morigéné ceux qui empêchaient le passage de ta voiture à chiens et tu es partie comme une furie.

    Le garde champêtre t’a arrêtée au premier carrefour. Selon lui, ton équipage effrayait les chevaux et menaçait les piétons ; tu l’as maudit lui et sa famille. Injures et courroux. Cela t’a coûté dix francs d’amende. Sale journée ! Pour tout arranger, le ciel se charge de nuages noirs à l’ouest. Tu lances tes chiens, sans espoir d’échapper à l’ondée. Ma Doue beniget ! Le monde devient fou. La guerre menace et les gens sont charmés par une ritournelle dans une langue qu’ils comprennent à peine. Et ce satané train qui siffle au loin, plus bruyant que le char de l’Ankou ! Tu n’aimes pas cette ferraille hurlante, pourtant tu ne rates jamais une occasion de la regarder filer sur ses rails. Tu t’approches au plus près de la voie. Le souffle chaud de la machine te coupe la respiration et tu savoures le frisson que la vitesse du train provoque en toi. Tu espères peut être voir Paolig, le diable, aux commandes de la machine. Attention, regarde, il arrive, sifflant et crachant sa vapeur. Tu ne veux pas rater son passage. Tu encourages tes chiens. Ils galopent, le poitrail gonflé. Ta voiture bringuebale. Un peu trop … Tu cries. Le frein ne répond pas. Les chiens traversent les rails devant le mufle rugissant de la locomotive. Comme tout va vite ! Avec un peu de chance… Choc et fracas ! Le ciel monte vers toi. De là-haut, tu vois le toit de la gare, et la foire, et la ville, et les champs autour.

    Ton corps a perdu sa pesanteur, Mari. Tu survoles  ta vie…

    Tu as treize ans. Espiègle et toujours joyeuse, tu bûcheronnes tout l’hiver avec ta mère. Tu as grimpé sur une haute branche. Ta mère lie des fagots en bas. Elle crie :

    — Pauvre fille, tu vas tomber de là ! 

    Tu lâches la branche que tu tiens en claironnant :

    — O ! na ring ket – je ne ferai pas.

    Et c’est la chute, le bruit des branches cassées, tes os brisés, ta souffrance et cette légère claudication qui t’empêchera toute ta vie de danser la gavotte trop longtemps.

    Elle continue encore aujourd’hui ta chute et le sol menace de t’engloutir. En vérité, tu ne tombes pas, Mari, tu franchis le temps. Loin de la terre, tu reviens au pays d’enfance.

    À huit ans, chaque vendredi, tu fais le tour de Loquefret, ta besace au côté, armée de ton regard clair et le sourire aux lèvres. Tu frappes aux portes, chercheuse de pain, petite mendiante en guenilles et, la gorge nouée, tu fredonnes ta complainte :

Un tammik bara, ‘wit bewa…

Un petit morceau de pain, pour ne pas mourir…

    Sans un mot, tu attends ton dû : deux liards de farine d’avoine ou de blé noir que la femme de la maison verse dans ton sac en te confiant une prière à dire car la voix des enfants atteint Dieu plus sûrement que celles des adultes. Tu dois ensuite traverser le bois de la Lande avant de regagner le penty où ta mère t’attend. La nuit tombe. Tu chantes à tue-tête et tu pries avant d’affronter le royaume obscur des arbres. …

SAC d’OS

Un extrait d’une nouvelle du recueil « Ivresse de la Chute »

« Une grand-mère qui sait cuisiner les plats traditionnels et qui dévore la vie à pleine dent. »

La spécialité de la mamée !

De tempérament joyeux, grand-mère virevoltait dans la cuisine, bercée par le son hypertrophié d’une radio périphérique. Elle jonglait avec les ustensiles, tour à tour maudissant le modernisme ou chantant à tue-tête. Seule la tombée de quelques flocons de neige pouvait la calmer un peu. Et même l’attrister. Elle tirait les rideaux, devenait irritable ou bien passait des heures à fixer le papier peint d’un œil vitreux. Mes parents la trouvaient assise dans son fauteuil, sans rien de prêt pour le dîner, finalement très déçus. Moi seul pouvais la dérider. Nous faisions une partie de rami interminable en buvant des verres de muscat. C’était l’occasion pour elle de me taquiner au sujet de mes petites fiancées, comme elle les appelait, en me posant la question rituelle :

    — Est-ce qu’un jour tu vas rencontrer ta moitié d’orange ? Moi, quand j’ai connu ton grand-père, j’ai tout de suite su qu’il serait la chair de ma chair. La chair de ma chair ! me répétait-elle en me malaxant la main.

Puis, elle se levait, regardait la pendule et m’envoyait chez le boucher en se dirigeant vers la cuisine.

    — Ramène-moi donc un beau morceau de viande. Ou alors, non, tiens, je ferais bien un sac d’os. Tu aimes ça, hein ?

    — Un sac d’os !

J’en avais des frissons.

    — Non, mamée. Pas le sac d’os ! C’est bon, mais ça te demande trop de travail. C’est un plat de la campagne. Ici, on ne trouve pas ce qu’il faut.

Elle se mettait à rire en me rappelant que sac d’os était aussi son surnom quand elle était petite. J’étais maigre… Pire qu’un hareng saur !

Le sac d’os ! Le plat préféré de mémé Sylvette. Une spécialité lozérienne peu appréciée.

Si par hasard vous disposez d’un estomac de porc fraîchement tué, de quelques couennes, d’os de côtelettes au manche encore charnu, de la queue de l’animal et d’un peu de viande prise dans son cou, vous pouvez vous mettre au travail. Grattez donc au couteau l’estomac de porc nettoyé au vinaigre avant d’en coudre une extrémité. Vous couperez en petits morceaux les couennes, la queue, les os, la viande et deux gros oignons doux des Cévennes, des raïolettes, celles qui poussent à Saint-Martial. Vous assaisonnerez le tout de sel poivre et, généreusement, d’ail pilé avant de fourrer l’estomac de ce mélange. Ne vous reste plus qu’à recoudre l’organe avant de le mettre au frais. Trois jours plus tard, vous envelopperez d’un linge cette panse farcie et vous la plongerez dans un bouillon bien aromatisé. Laissez cuire doucement deux bonnes heures. Bon appétit ! De la part de la mamée Sylvette.

La recette se trouve dans son journal de bord, elle y consignait les plus infimes détails de sa vie quotidienne du temps de sa vie heureuse avec grand-père : la couleur du ciel, le poids des ceps ramassés, le jour ou le renard est passé sous le grillage du poulailler, le nom de ses chèvres, les airs sur les quels elle avait dansé au bal de Soudorgues ou de Lasalle. Son journal se termine sur cette phrase datée du 10 janvier 1940 : Il gèle à pierre fendre et Mathias ne revient pas… Après quelques pages blanches, on retrouve l’écriture régulière de grand-mère qui a noté ses recettes de cuisine préférées, mais plus une ligne sur sa vie quotidienne…

Ivresse de la chute

Extrait de la nouvelle du recueil « Ivresse de la Chute »

Pour éviter la chute de l’ivresse, un dernier petit saut ?

Chute Danse

…Renvoyé du collège pour une durée d’une semaine, Alexandre profita de son temps libre pour s’entraîner à toutes les chutes imaginables, d’une chaise, d’un arbre, d’un vélo en marche, du haut d’un toboggan, d’un sentier au bord de la rivière, ce qui n’était pas désagréable puisqu’on était au printemps et que l’eau se réchauffait. Il peaufinait aussi son cri. Sa stridence vous glaçait le sang même si un coyote n’aurait sûrement pas reconnu l’un des siens.

     On est tous accroc à quelque chose, me confia-t-il un jour, moi c’est la chute qui me donne le plus de sensations. Plus tard, je serai cascadeur. Ces mecs, ils sont plus forts que la mort. Le regarder suffisait à me donner le vertige. Je ne l’aurais imité pour rien au monde.

   La première fois où il vint chez moi, il avisa la façade de l’immeuble en m’adressant son petit sourire en coin. J’habitais au dixième étage. Les portes des appartements s’alignaient sur des coursives. Avant que je puisse le retenir, il était perché sur la rambarde du rez-de-chaussée et commençait à grimper. À chaque étage, il prenait appui sur la balustrade et continuait son ascension en s’aidant des montants d’acier dressés entre les étages. Je le suivais des yeux, habité d’une crainte grandissante. Quand il atteignit le septième étage, le bout des pieds sur le rebord de béton de la coursive, il lâcha la rambarde, fit semblant de perdre l’équilibre avant de se rattraper au montant et de continuer à monter. Des gamins qui m’avaient rejoint l’applaudirent tandis que je lui criais des insultes. Je courus vers le hall pour prendre l’ascenseur et me cacher chez moi. Il m’attendait devant ma porte. Après m’avoir fait une révérence de théâtre, il entra dans l’appartement. Par chance, mes parents étaient absents et aucun voisin ne semblait avoir assisté à la scène. Je ne sais plus à quoi nous occupâmes notre temps cet après-midi là, mais, au moment de partir, il me tendit son Smartphone en déclarant qu’il allait redescendre par la même voie qu’à l’aller. Mes parents allaient bientôt arriver. J’ai protesté. Il insista avec son foutu sourire et je finis par lui céder. Posté en bas de l’immeuble, je filmai sa descente, entouré par les mômes du parc de jeu. Arrivé à la hauteur du premier étage, Alex lança son insupportable hurlement, sauta prestement sur la pelouse, exécuta un flip avant et termina par un saut périlleux. Sur la vidéo prise ce jour-là, les images tremblaient.

     La chute était devenue pour lui une sorte d’accomplissement. Il prenait de plus en plus de risques. Les filles fuyaient sa bizarrerie malgré sa gueule d’ange et les garçons le provoquaient. Il restait indifférent, comme un acteur qui méprise les réactions de son public. Je me rendis compte bien plus tard que le fréquenter m’avait coupé de toute relation suivie avec les autres. J’étais bien le seul à ne pas le prendre pour un frappadingue. À la suite d’un conseil de discipline, ses parents furent sommés de prendre rendez-vous avec un psy à l’Hôpital de Jour. Alexandre s’y rendit seul. Le mois d’avril était anormalement chaud et le cabinet du psychiatre se trouvait au premier étage. Quand Alex sauta par la fenêtre du bureau laissée ouverte, le thérapeute hésita à se pencher pour voir le résultat de sa négligence. Peut-être comprit-il qui était son patient en le voyant émerger d’un buisson de lonicera puis se sauver après lui avoir adressé le signe de la victoire….

Portrait posthume

Extrait du recueil « Ivresse de la Chute »

Regrets pas toujours éternels...

Gisant

Rien n’est réparable du passé, même si la mémoire sait s’affranchir des fureurs et redorer les icônes.

    Je nous revois, moi suivant la course des nuages dans la clairière de ciel au dessus de l’étang, lui penché sur le même ciel glissant à la surface de l’eau, sa canne à lancer fermement tenue. Attitude classique du pêcheur qui devine, sous les reflets de l’eau, le brochet merveilleux, le mystère fondamental. Je rejette les poissons que j’attrape dès qu’il a le dos tourné. Peut-être ai-je pitié d’eux plus que de lui.

    Le pique-nique est bien protégé dans la glacière, à l’ombre d’un saule. Mon père est paisible. Il semble heureux de m’avoir à ses côtés. Combien de fois, enfant, me suis-je promis de lui rendre ses coups le jour où je serai assez fort pour l’affronter ? Au moins me faisait-il ressentir mon corps à la différence de ma mère qui détestait me toucher. Je le maudissais, lui et sa violence incontrôlée. Aujourd’hui encore, les colères et les cris me tétanisent. Le moindre reproche, même justifié, me détruit. Je fuis les conflits. J’ai souffert de sa colère et de ses corrections bien après qu’il ne meure. Si je doute parfois qu’il m’ait battu – malgré les traces bien réelles sur mon front – sa voix de rogomme continue de m’effrayer à travers celle de toute personne élevant le ton. C’était pourtant lui qui m’emmenait au Régina, le cinéma du quartier, et qui me fit découvrir, en visitant les musées parisiens, la beauté des Gauguin, des Matisse et des masques africains. À l’époque, j’ignorais l’histoire de son enfance. Je la tiens d’une infirmière qui lui servait de confidente les derniers jours. J’ignorais ses fugues, à sept ans, du côté du Morvan. L’Assistance Publique le brinquebalait d’une famille de rustres à l’autre et les trempes qu’il recevait le laissaient étendu sur le carreau. Il se souvenait de sa perpétuelle fringale et du froid lorsqu’il dormait dehors. Ses frayeurs d’alors s’étaient muées en une anxiété qui ne l’avait plus jamais quitté. Moisissure de l’âme déterminant toutes ses réactions.

    Je le craignais, étonné parfois d’un geste de tendresse à peine ébauché. J’admirais secrètement sa connaissance du latin des plantes et son coup de crayon quand il inventait des jardins. J’en prenais de la graine.

    Je le dessine allongé dans son cercueil, de mémoire. Le menton est proéminent et cache une cravate que je ne lui connais pas. On a coupé court ses cheveux blancs. Il a les mains croisées sur un costume en laine qui ne le réchauffe plus.

    Je cache mon dessin entre les pages d’un roman et je le retrouve des années plus tard, à une époque où je ne veux me souvenir que des bons moments.

    Le portrait est ressemblant.

Le sourire de l’ange

Un extrait de la nouvelle tirée du recueil « Ivresse de la chute »

Un peintre du quattrocento qui mettait de la vie dans son œuvre.

Détail de la vierge aux deux anges(Filippo Lippi)

Chaque jour, il retourne là-bas, toléré à condition de ne pas bouger et de se taire. Il observe les artistes perchés sur leur échafaudage, frémissant aux frôlements de leurs pinceaux sur la paroi, l’œil braqué sur les touches de couleurs intenses qu’ils posent en rehauts sur la fresque. Une vibration sensuelle envahit son corps et son esprit. Il suit attentivement les mouvements d’un aide dont il admire l’aisance et la rapidité à répondre aux peintres : Guido, Guidolino ! Du rouge, il nous manque du rouge ! Et du bleu aussi ! Presto !

Filippo s’approche, ouvre la bouche. Guido, lui pose un doigt sur les lèvres, lui indiquant du regard les fresquistes perchés au-dessus d’eux. Il articule des syllabes muettes : Tem – pé – ra !  Filippo le voit casser des œufs, beaucoup d’œufs, en séparant les blancs des jaunes dont il retire le germe avant de presser délicatement leur enveloppe et de les faire tomber dans un creuset de porcelaine. Guido débouche un petit flacon, l’agite sous les narines de Filippo qui, paupières closes, hume l’odeur pénétrante. Gi – ro – fle ! annonce Guido avec un air de conspirateur tout en versant sur les jaunes cinq ou six gouttes de la précieuse essence. Il ajoute à ce mélange un peu d’un autre flacon et dit au travers de son sourire : Gomme de cerisier !  Ensuite, il bat les blancs d’œufs qui moussent très haut dans leur bol. Il y plonge une éponge à larges pores puis l’exprime au-dessus des jaunes. Un liquide fluide comme de l’eau s’écoule.  Pour l’éclat des couleurs !  chuchote-t-il. Guido brasse l’ensemble en exagérant sa gestuelle, réjoui de l’effet qu’il produit sur son admirateur. D’un pot de verre, il tire une cuillerée de poudre de cinabre rouge vermillon qu’il broie dans un creuset en y ajoutant progressivement la préparation à l’œuf jusqu’à ce qu’il obtienne une bonne densité de couleur.

Filippo sent brûler sa rétine comme un feu de paille.

Monsieur Bobi

La première page d’une nouvelle du recueil « Ivresse de la Chute »

Les roses ont parfois une odeur, les chiens mouillés aussi. Et certains anniversaires ne sont pas aussi heureux que ça.

Bobi

Dimanche en famille.

    Tout le monde s’amusait. Pas moi. Ma mine sombre agaçait ma mère :

— Je ne sais pas ce qu’il a dans la peau, celui-là. Il n’était pas bon, mon canard à l’orange ?

— Peut-être qu’il a le vin triste, a dit l’oncle Raymond.

— Ce n’est pas le demi-verre d’Asti qu’il a bu. Il va aller prendre l’air, histoire de se rafraîchir les idées. Tiens, porte donc la carcasse à ton Bobi. Et reviens avec le sourire !

Elle m’a tendu l’assiette de restes. Je suis sorti en soupirant et j’ai fermé les yeux en traversant la cour de la ferme. Je le faisais souvent en comptant mes pas pour éviter la vieille pompe et ne pas tomber dans la mare. Je ne me trompais jamais. Sauf la fois ou j’ai bu la tasse et noyé mon cartable sous les lentilles d’eau.

J’ai atteint la grange sans encombre. Bobi était couché, le museau reposant sur ses pattes avant. Il me regardait en émettant de petits piaulements. Pauvre Bobi. Je grandissais tandis qu’il vieillissait, handicapé par une maladie qui soudait peu à peu ses vertèbres. J’ai posé la gamelle près de lui pour qu’il hume les effluves du canard. Il n’a pas bronché. J’ai caressé son poil rêche un bon moment, tardant à regagner la maison d’où provenaient les beuglements d’une chanson à boire.

    Bobi était un grand chien aux yeux cachés en permanence par un rideau de poils gris.

— Il a une belle voix de basse mais il sait se taire quand on chasse ensemble, s’émerveillait mon père. Hein, mon Black ! 

Il n’y avait que moi qui l’appelais Bobi et même Monsieur Bobi. Mon père baptisait tous ses chiens Black, quelle que soit la couleur de leur pelage.

Quand j’étais bébé, Bobi montait la garde devant mon berceau et personne ne pouvait m’approcher. Dès que j’ai pu courir à travers la campagne, il m’a accompagné. C’était un chien très compréhensif. J’en faisais ce que je voulais. Je m’agrippais à sa crinière et nous roulions emmêlés l’un à l’autre sur les près en pente. Jamais il ne se plaignait. Lorsqu’il pleuvait, il m’évitait. Il savait ma détestation de l’odeur de chien mouillé. Je la redoute bien plus que celle de la charogne.

À mon retour de l’école, ses jappements me parvenaient dès que j’entamais la ligne droite bordée de peupliers. Il avait une manière d’aboyer qui m’était exclusivement réservée. Retenu par sa chaîne, il bondissait pour me faire la fête. Si je m’approchais trop, c’est dans le plexus que je prenais ses pattes. Ma mère criait :

— Ce chien, ce chien ! Et toi, tu ne peux pas te tenir à l’écart ? Regarde l’état de ton pull. Comment je vais réparer cet accroc ? Ah, c’est bien moi l’esclave, ici !

Le repas s’éternisait, mes cousins sont partis jouer dehors. J’ai préféré lire une BD malgré ma mère qui m’exhortait à sortir avec eux. À un moment, j’ai surpris mon père qui chuchotait à mon oncle :

— Allons-y avant la nuit…

    Ces simples paroles ont suffi à m’alerter. Le ton, ou je ne sais quoi d’impalpable, comme une menace.

    Ils ont quitté la table, prétextant une réparation sur le tracteur. Je me suis levé et j’ai écarté les rideaux. Ils discutaient devant la grange. Mon père est entré dans le caboin, un appentis au fond de la cour, son refuge. Il en est ressorti avec son fusil de chasse. L’oncle a détaché Bobi.

    Ils se sont mis en route lentement pour permettre à Bobi de les accompagner. Les cousins se sont approchés d’eux. Mon père leur a dit d’aller jouer ailleurs avant de contourner la grange en compagnie de l’oncle et du chien. Je suis sorti à mon tour et je les ai suivis, bien décidé à ne pas les perdre de vue en restant sous le couvert du petit bois. Ils se dirigeaient vers le pré des catelins, à l’orée de la forêt. Je les ai vus s’arrêter sous un pommier. J’ai grimpé sur le vieux chêne où j’avais construit une plate-forme avec des planches de palettes.     De mon perchoir, je voyais Bobi assis aux pieds de mon oncle. Mon père creusait un trou à grands coups de pelle. Les deux hommes se relayaient de temps en temps. Enfin, ils se sont éloignés en courant presque. Bobi a levé péniblement son arrière train et les a suivis en claudiquant. Mon père s’est arrêté et s’est retourné pour l’attendre, solidement campé sur ses jambes. Il a épaulé et tiré. Bobi, qui n’était plus qu’à cinq mètres de lui, a basculé d’un bloc. Moi, je suis parti à la renverse, renvoyé d’une branche à l’autre avant de toucher le sol. Assommé.

CENDRES

La première page de la première nouvelle du recueil « Ivresse de la Chute »:

Valentin Cendres

On est au tout début du printemps dans une combe perdue des alentours de Clamecy. Il reste des poches de neige sur le bord des talus.

Maigre, sale, le crâne tondu et vêtu d’un bourgeron trop grand pour lui, voici le gamin. Assis sur une pierre à l’orée d’un boqueteau de chêne, il tisonne un feu de bois mort en surveillant vaguement les quatre vaches qu’il a menées au pré. Des escarbilles rougeoyantes montent vers le ciel avec les flammes. Il serait en peine de dire son âge. Quant à son nom, il ne sait pas si c’est vraiment le sien. Jusque-là, à la ferme, on ne l’a jamais appelé que le gamin ou Machin, Truc, Toilàbas, Enfant de pute… L’Assistance Publique l’a placé là quelques semaines après qu’on l’ait trouvé sous un porche d’immeuble d’une rue de Paris, emmailloté dans une couverture de cheval et maculé de crottin. Un gratte-papier l’a baptisé selon la coutume du Bureau des Assistés, en consultant le calendrier. On était le 15 février 1899, mercredi des Cendres, premier jour du carême. Le jour suivant, on célébrait Valentin, un saint martyr. L’employé inscrivit sa trouvaille sur le registre. Il était content. Valentin Cendres, ça sonnait bien.

Le gamin avait peut-être trois mois quand sa nourrice d’accueil est venue le chercher au foyer de l’Assistance, à Paris. Ils sont repartis par le train jusqu’à la gare de Nevers puis ils ont pris une calèche et traversé de mornes campagnes hachées de pluie.

La nourrice du gamin reçoit vingt francs par mois pour son élevage. La tendresse n’est pas comprise dans le prix. À l’âge légal, on l’a inscrit à l’école où, pour la première fois de sa vie, il a entendu quelqu’un prononcer son nom, celui attribué par l’administration. Il n’a pas réagi et il a fallu que le maître lui hurle à deux centimètres de l’oreille, le prenant pour un sourd ou un idiot.

Après la classe, le fermier l’oblige à trimer jusqu’à la nuit. Le gamin est souvent remercié d’une taloche ou d’un coup de pied. Au catéchisme où on l’envoie plus volontiers qu’à l’école, il se tient à l’écart des autres, terrifié à l’idée d’être observé et jugé par un dieu implacable. Il apprend à tendre l’autre joue.

Une obscurité de sépulcre estompe les bois et noircit le ciel. Le gamin tend ses mains au dessus du feu mourant. Le tapis de braises est une cité de rubis aux venelles d’ombres et la fumée se confond avec le suaire de brume qui s’affale mollement sur la campagne. Il se lève, pisse sur les brandons et pousse les vaches vers le chemin de boue, à peine visible dans le crépuscule. Le fermier le surprend au détour de l’étable, frappant les animaux de sa badine de saule et les insultant et les maudissant. Il reçoit des coups de poings, de pieds. Son nez saigne et il se réfugie dans l’encoignure d’une porte, recroquevillé, la tête dans les bras.

À la nuit tombée il s’enfuit, emportant ses trésors dans une musette de toile : trois cailloux aux formes bizarres, une lame ébréchée fixée dans un manche de bois cerclé de ficelle qu’il avait patiemment décapée pour en ôter la rouille, un quignon de pain dur et un briquet à amadou volé au fermier.

Il a froid malgré les épaisseurs de loques dont il s’est affublé et la pleine lune projette son ombre d’épouvantail sur le chemin empierré. Il contourne les soues à cochons, traverse les champs en direction de la forêt, s’égratigne aux haies d’aubépines ou d’épines noires. Ce n’est pas sa première fugue mais, cette fois, il est déterminé. On ne le reverra plus ici et personne, à l’avenir, ne le battra…

IVRESSE DE LA CHUTE

Recueil de Nouvelle

Avant de continuer à publier les réflexions de Vincent malbec, je me propose dans les jours qui viennent de publier ici quelques débuts de nouvelles contenues dans ce recueil paru chez Zonaires éditions.

En voici déjà la préface par Françoise Guérin :

    Ça s’est passé il y a douze ou treize ans, je crois. Une drôle d’expérience, vraiment… Je me suis aventurée dans ce texte, sans savoir. On ne nous prévient pas toujours et le nom de Joël Hamm, à l’époque, m’était encore inconnu.

Oui, je sais, j’ai manqué de prudence. J’avais quelques minutes devant moi, je n’ai pas réfléchi, j’ai lu. Lu, vous comprenez ? D’une traite, sans respirer. C’était ma première rencontre avec une nouvelle de Joël.

    La suite, vous la connaissez… L’émerveillement devant la simplicité apparente de la chose, un texte sobre et dur qui n’épargnait pas le lecteur mais l’emportait dans une course haletante. C’était fulgurant, noir, à la fois brut et ciselé. Un grand cru.

Évidemment que j’ai pleuré, qu’est-ce que vous croyez ? L’émotion était tapie dans l’ombre, les larmes vous guettaient au détour d’une page. Vous auriez fait quoi, à ma place ?

C’était un de ces moments singuliers où les mots de l’autre vous font rendre les armes. Alors je me suis rendue, humblement, devant la performance littéraire. J’ai cessé d’exister dans le présent, happée par ce texte. J’étais le personnage, j’avais froid et peur et mal au bide à force de courir dans l’obscurité d’une vie ravagée. Courir après quoi ? Je ne me souviens plus. Je sais juste que, ce jour-là, j’ai couru entre les lignes, couru et crié, souffle coupé. Jusqu’à la chute. Et même après, ça continuait, le texte coulait dans mes veines.

    Ensuite ? Ensuite, j’ai fait comme tout le monde, j’ai plongé. Je me disais : une nouvelle, une seule et après j’arrête ! La tentation…

    Cette fois, c’était un texte très différent. L’histoire d’un apprenti engagé dans l’atelier d’un peintre de la Renaissance pour préparer les couleurs du maître. L’auteur ne manquait pas d’audace dans le choix de sujets aussi variés et ce courage était payant. Je me souviens de mon admiration devant la précision de ses descriptions, son souci du détail, son choix soigneux de chaque mot. Le gamin pilait des pigments dans son mortier et j’avais l’impression de voir les couleurs s’exhaler, se mêler aux huiles, produire une matière sensible, épaisse, puissante, là, sous mon nez. Ça me transportait, je me sentais ivre.

    Après… Après, c’était trop tard pour s’arrêter. J’ai replongé, encore et encore. Les nouvelles de Joël Hamm, elles vous filent une belle ivresse, de celles qui vous font voir le monde sous un angle inattendu. Il sait faire ça, Joël.

    Alors, il était temps qu’un recueil rassemble ses plus beaux textes, afin que jamais ne survienne la chute de l’ivresse…

Françoise Guérin

COMMENTAIRES à Propos de Ivresse de la chute : ICI

Ivresse de la chute de Joël Hamm, 160 pages, 15 € (+3,90 de frais de port)
ISBN : 979-10-94810-18-7

Chez ZONAIRES :

La pierre sur le chemin

Même Vincent Malbec a une grand-mère…

Torrent

Tu arpentes mon sommeil, Giovanna, grand-mère, mère de ma mère, aux yeux clairs comme elle mais au cœur bien meilleur. Tu me souris par delà le temps puis tu détales dans l’aube glaciale d’une vallée du Piémont. J’entends ton galop de petite fille sur le pont de bois. Ta robe usée flotte sur tes jambes nues ; tu serres une poignée de châtaignes chaudes contre ton cœur.

   La cicatrice du chemin sinue entre les arbres où s’effilochent des lambeaux de brume. Des ombres flottent sur la vapeur.

   Tu marches plus vite. Tes souliers à semelle de bois butent sur les cailloux. Chaque matin tu en ramasses un et tu le jettes dans le torrent qui dévale la montagne. Sa furie et son grondement de rocaille te fascinent. Tu voudrais caracoler sur son courant onduleux. Emportée par le flot, tu rejoindrais vite l’avenir dont tu rêves, les musiques, les sourires, les fêtes.

   Tu imagines ton mariage, ta robe seringa, les flonflons du bal, les demoiselles d’honneur aux bras chargés de fleurs. Tu entrevois ta vie promise, les demains d’abondance, les printemps de semailles, les étés de foin, le silence de midi à l’ombre d’une haie, les nuits d’amour partagé.

   Tu ne pressens pas le train de l’exil, la servitude, ta maison envahie de montagne, ta langue qui perdra ses mots, ton fauteuil à l’extrémité du siècle et ces quatre murs où ton regard suivra les arabesques du papier peint, chez ta fille, au fin fond de la banlieue parisienne.  Non, sur le chemin de ton enfance, tu vois ta vie s’arrondir comme le soleil rouge qui monte derrière le vitrail givré des branches. Tu oublies le froid et le flot noir du torrent, petite fille grand-mère. Tu ne veux pas qu’ils t’engloutissent.

   La cloche de l’école où tu ne vas déjà plus tinte en bas de la vallée. Tu reprends ta cavalcade sans avoir eu le temps de manger. Au fond du sac de toile pendu à ton épaule, un oignon, un morceau de pain, ton repas de midi. Tu rejoins la filature et le cercle vibrant des machines.

   Tu as dix ans.

   La nuit prochaine, dans mes songes, une nouvelle pierre t’attend sur le chemin.