Un Ouvrage collectif auquel j’ai participé récemment…En cliquant ici, vous pourrez lire le début de ma nouvelle
Ce recueil présente seize personnages qui ont marqué leur époque, et laissé leur empreinte dans un monde aussi prompt à la glorification qu’à l’oubli ou au rejet. Quels souvenirs avons-nous gardés de ces destins dispersés dans la grande histoire de l’humanité ? Ceux qui nous sont rapportés par les livres, les journaux, les images ? ou bien par les représentations et affinités que nous leur avons associées ? Seize auteurs mettent leur mémoire imaginaire en mouvement pour nous porter au plus près de ces figures illustres, et nous offrir à leur manière des témoignages singuliers susceptibles de bouleverser nos perceptions du passé. Antonin Artaud et Benoit Camus, D’Artagnan et Pierre Monier, Jacques Brel et Estelle Berger, Coluche et Dominique Theurz, Olympe de Gouges et Serge Cazenave-Sarkis, Frida Khalo et Julie Legrand, Jacques Lacan et Joël Hamm, Martin Luther King et Jordy Grosborne, Rosa Luxembourg et Peggy-Loup Garbal, Missak Manouchian et Emmanuelle Cart-Tanneur, Louise Michel et Alain Emery, Groucho Marx et Désirée Girod, Jim Morrison et Franck Garot, Rosa Parks et Valérie Brun, Qiu Jin et Guan Jian, Maria Spiridonova et Pierre-Louis Douheret. Les portraits dessinés sont réalisés par Nathalie Sougnoux. Quatre auteurs rendent également hommage aux « Mondine », ces femmes glorieuses et inconnues du nord de l’Italie qui ont popularisé la chanson révolutionnaire Bella Ciao.
collectif d’auteurs, 200 pages, 17 € + 5 € de frais de port / ISBN N° 979-10-94810-39-2
« Je reste ouvert à chaque occasion de m’engager dans les sentiers qui me sont encore inconnus »
En affichant sur ce site quelques-uns de mes dessins confinés depuis longtemps dans leur grenier, j’ai revécu mes années passées à la Fac de Vincennes de fin 1969 à 1973 au département Arts Plastiques. Les profs étaient pour la plupart des intellectuels ou des artistes renommés dans les années 70 : Michel Foucault, GillesDeleuze, Judith Miller, Alain Badiou, Madeleine Rebérioux, Etienne Balibar, Hélène Cixous, Jacques Rancière etc. Le psychanalyste Jacques Lacan, invité à y tenir quatre séminaires, n’y fit qu’une courte apparition le 3 décembre 1969, le temps d’une conférencesans arrêt interrompue dont l’analysedonne quelques indications sur cette époque de transition.Lacan ne revint jamais à Vincennes un lieu où tout enseignant, quelle que soit sa notoriété, pouvait tour à tour être contesté ou contestataire.
C’était effectivement un lieu de grande effervescence mais on y étudiait intensément entre deux AG mouvementées. Issu d’un milieu « prolo »et vivant dans une cité de transit dans la banlieue sud, je n’avais ni les mots ni la culture pour participer vraiment. Je saisissais mal les nuances idéologiques des débats et j’éprouvais du ressentiment envers ces enfants de la bourgeoisie qui monopolisaient la parole en prétendant défendre la cause du peuple sans le connaître ni comprendre sa diversité. Je ne retrouvais pas les aspects libertaires de mai 68 dans ces empoignades qui cherchaient la domination mais j’aimais l’esprit créatif qui régnait dans la plupart des cours.
La fac de Vincennes fut effectivement pour moi une aubaine. Tout en exerçant un travail salarié, je bénéficiais de l’enseignement d’artistes tels que Joël Stein, Piera Rossi, Franck Popper, Joël Kermarrec, Max Papart et surtout Henri Goetz , peintre et aussi graveur, qui animait un atelier de dessin très classique dans sa forme (ce qui dérangeait certains, nous le verrons) mais qui m’a ouvert des horizons nouveaux. Henri Goetz était plus âgé que la plupart des profs du département Arts Plastiques. Au cours de sa vie, il avait fréquenté Hans Hartung, Julio González, Fernand Léger, Kandinski, Hans Arp, Picasso, Magnelli, de Staël, Vieira da Silva et bien d’autres encore. Il était un intime de l’histoire de l’Art moderne depuis les années 30. Tout en possédant une immense connaissance des techniques du passé, il en inventait sans arrêt de nouvelles comme, par exemple, la gravure « au carborundum ». Nous expérimentions ces procédés avec Max Papart à l’atelier gravure de Vincennes. Henri Goetz était un artiste artisan maniant et sublimant la matière. Grâce à lui, j’ai découvert la tempéra à la gomme de cerisier (stabilisée à l’essence de girofle), le dessin à la pointe d’or ou d’argent, le glacis, le pastel à l’huile qu’il a mis au point pour son ami Pablo Picasso etc. Dans les années 80, il est allé jusqu’à fabriquer lui même des feuilles de papyrus qui servaient de support à ses pastels et ses dessins. Je me suis souvenu de son enseignement en écrivant « Le sourire de l’ange » , une nouvelle de mon recueil « Ivresse de la chute ».
A l’époque de Vincennes, mesdessins étaient très sages. L’atelier de Henri Goetz m’avait attiré et j’y étais assidu. Nous y dessinions d’après modèle vivant ce qui pouvait paraître une activité d’un autre temps mais les conseils d’Henri, loin d’être conventionnels, m’ont mené sur des voies moins classiques, plus colorées. Les étudiants dessinaient tandis que la parole circulait. Aucun sujet n’était particulièrement prévu. Il y avait là quelques élèves des Beaux Arts qui venaient chercher un autre type d’enseignement à Vincennes. Je me souviens d’une étudiante qui avait participé à l’Atelier Populaire des Beaux-Arts, source des affiches qui ont animé les « événements » de mai 68. Au hasard des cours, Henri évoquait les artistes du passé, ceux qu’il avait fréquentés, les techniques de peinture ou de gravure, ses recherches, ses réflexions. Il ne manquait jamais d’évoquer les travaux de son épouse, la peintre Christine Boumeester, rencontrée en 1935. Leurs autoportraits datant de cette époque montrent des sensibilités complémentaires que l’on peut retrouver dans leurs œuvres futures. La disparition de Christine en janvier 71 laissa Henri Goetz en profond désarroi. « Elle était ce que je voulais être, ce que j’étais un peu devenu. […] ce déchirement fut ma dernière rupture. », écrivit-il plus tard. Il passera le reste de sa vie à travailler intensément, à promouvoir l’œuvre de sa compagne et, toujours, à transmettre ses savoirs.
Les indications données par Henri Goetz n’étaient jamais directives et toujours adaptées à la personnalité de l’étudiant. Il recherchait dans l’enseignement la rencontre « d’un être vivant avec les êtres vivants ». Généreux et amical, il fut souvent le premier acheteur des œuvres de ses élèves et en aida beaucoup à monter leurs expositions. Il ensemençait notre esprit par l’effet d’une étrange alchimie qui encourageait notre liberté d’expression, notre sincérité. Quelque chose d’indicible passait entre lui et nous « qui échappe à la section d’or, au microscope ou au verbe »… « une essence mystérieuse » qui transcendait l’enseignement pur. Rien à voir avec une attitude mandarinale ou l’emprise d’un « gourou ». J’étais d’autant plus révolté par les bombages qui hurlaient sur les murs des couloirs : GOETZ = SS ! Il longeait, imperturbable, ces insultes stupides, lui l’homme pacifique qui, avec son épouse, avait résisté pendant la guerre 39/45 et fuit constamment la Gestapo. La consonance alsacienne de son nom était peut-être pour quelque chose dans ces inscriptions mais on lui reprochait surtout un enseignement jugé trop classique, pas assez dans le mouvement de l’Art du moment. C’était ne pas le connaître. En nous faisant découvrir le travail des peintres flamands et du quattrocento, comment étaient fabriquées leurs couleurs, préparés leurs supports, il nous invitait à utiliser leurs techniques au profit d’une expression résolument moderne. Cela dépassait le contenu d’un cours de dessin de nu conventionnel et stimulait notre esprit créatif. Il évoquait une peinture de matière et d’odeur qu’il pratiquait lui même. Cela me faisait rêver et je n’ai pas attendu longtemps pour aller traquer les cerisiers malades suintant leur gomme résineuse, acheter de l’essence de girofle ou bien récupérer une fourchette d’argent et la débiter en pointes à dessiner…
Un peintre doit peindre assidûment tout comme un musicien doit travailler quotidiennement son instrument pour obtenir la meilleure expression possible. Aux yeux des tagueurs spontanéistes, cette mise en exergue de la technique et du travail passait sans doute pour une inclination bourgeoise, voire fasciste alors qu’Henri Goetz pensait simplement que la technique fertilisait le travail d’un artiste : « Je trouve que chaque fois que l’on aborde une nouvelle démarche picturale, quelle qu’elle soit, on élargit son vocabulaire, ce qui provoque un enrichissement de l’expression même. C’est pour les mêmes raisons quej’aime changer fréquemment de techniques, allant de la peinture à l’huile à la gravure, et de la gomme de cerisier au pastel, ou du pastel à l’huile à l’acrylique. » Personnellement, je suis convaincu que la connaissance des techniques rend l’expression plus libre. On peut louer la spontanéité d’un petit enfant, s’émerveiller de la beauté poétique de ses dessins et constater que ce même enfant, à l’âge de douze ou treize ans, sera déçu par le manque de réalisme objectif de ses dessins. S’il n’est pas assez introverti (ce que je ne lui souhaite pas) pour passer des heures à dessiner en copiant des modèles où si on le laisse techniquement démuni, il arrête de dessiner. Certains étudiants, dans la mouvance des événements de 68, affirmaient que l’expression devait être fulgurante, fuser, jaillir, alors que pour obtenir une expression lisible il faut connaître un maximum de moyens d’expression et les pratiquer régulièrement. C’est un peu ce qu’écrivait Henri Goetz en répondant à mon courrier évoquant les années Fac de Vincennes :
Paris le 11-3-89
Cher Monsieur Joël Hamm,
Excusez le retard de cette réponse à votre lettre du 24 janvier à laquelle je voulais répondre dés sa réception. Je l’avais égarée et c’est seulement aujourd’hui que j’ai fini par la retrouver après beaucoup de recherches. J’ai eu beaucoup de plaisir de savoir que mes cours à Vincennes n’ont pas été inutiles et que vous avez pu continuer à peindre. Je crois aussi que la mode de la « spontanéité » qui n’est pas encore tout à fait éteinte, et qui est basée sur le désir de pureté de l’expression, part d’une confusion entre « la peinture fraîche et la fraîcheur de la peinture, cette dernière devant se mériter. »Je me suis permis de citer un vieux texte de moi que je continue à répéter après tant d’années, pour résumer mes pensées. « Un éternuement est ce qu’il y a de plus spontané mais il est sans intérêt. Le contraire de la fraîcheur de la peinture est la sécheresse mais pour éviter cette sécheresse il faut souvent des années de travail… » Ensuite, viennent deux pages sur la technique du pastel chauffé que je lui avais demandé de me décrire ainsi qu’une méthode pour fabriquer soi-même des pastels à l’huile. J’avais prévu de le rencontrer à l’automne suivant mais, le 12 août 1989, empêché de peindre par la maladie, il mit fin à ses jours en s’envolant du cinquième étage de l’hôpital Santa-Maria de Nice.
Les œuvres lumineuses et poétiques de Henri Goetz et Christine Boumeester sont visibles au Musée Goetz-Boumeester de Villefranche-sur-Mer, dans la vieille Citadelle.
On peut aussi admirer tout de suite les peintures et gravures de Henri GoetzIci ou Là et celles de de Christine Boumeester sur cette page .
Continuons la lecture des confessions de Vincent Malbec
Sous les eaux
Au bout de l’avenue, dans l’alignement des immeubles, deux rangées de tilleuls encadrent le miroir du lac qui paraît vertical. Un rectangle de papier alu. J’y descends par un sentier rectiligne qui traverse des pelouses rasées de près. La surface de l’eau, noire et huileuse, est ridée par le sillage des planches à voile. De l’autre côté du lac, la ville étale son reflet de cité engloutie. Des baigneurs s’interpellent, s’éclaboussent. Ça devait être là, dans ces anciennes sablières, qu’enfant je capturais salamandres et tritons.
Je m’allonge sur la plage. Relents de friture, cris joyeux, claquement des plongeons. Il manque le ressac des vagues, le rire des goélands. Le ciel est tramé d’un voile grisâtre. Mon corps tasse un sable lourd, jaune orangé comme de la poudre d’œuf.
Au fil de la départementale, le miel des foins coupés et la senteur chauffée des troènes invitent à la sieste. Je ne sais pas m’arrêter. Je n’ai jamais su.
Je conduis machinalement.
Le 502ème kilomètre meurt sur le cadran. Les premières banlieues d’Ile de France me gâchent le plaisir de rouler. Le béton colmate le paysage. Je me perds parmi le lacis des routes et des échangeurs. La cité s’alanguit sous les rayons roses du couchant, grouillante, percée de meurtrières, hachée de passerelles, lacérée par le bistouri des voies express. Elle fuit en perspectives vertigineuses : jetées de béton, rails de néon, surplombs, tunnels carrelés. Tout va très vite. Feux clignotants, policiers en ribambelles, gyrophares, ambulances bousculant le trafic, sirènes hurlantes, hypermarchés, paquebots métal et verre, jumbo-jets sillonnant l’espace mauve, à l’est entre les méga tours.
Éblouissement.
Les panneaux publicitaires forment un corridor hérissé de couleurs. Les chaussées divisées se superposent, se multiplient. Les perspectives se chevauchent. Le vertige écarte ses parois verticales.
Respirer, respirer…
Un arc électrique pulse sous mes paupières, j’accomplis des gestes automatiques. Le zigzag de magnésium vibrionne sur le côté de mon œil gauche, obscurcit peu à peu mon champ de vision. Je suis aveugle. La migraine grimpe l’échelle de ma colonne vertébrale.
Le moteur émet un ronronnement cotonneux.
Il cale.
Le front sur le volant, j’essaie de me calmer.
Peu à peu, l’orage fuit au fond de mon œil. Je retrouve la vue. J’examine ma figure dans le rétroviseur. J’ai le teint brouillé. Sale comme les façades qui me dominent et gris comme les passants qui m’observent depuis le trottoir.
Klaxons.
Je redémarre, la nuque raide, le nerf optique vrillé. Je me répète mon nom. Tout mon être s’accroche à la parcelle de réalité que je crée ainsi. Ma voix me redevient familière : Calme-toi !Ce n’est que la vie telle qu’elle va. Pas de quoi paniquer…
Heureux l’élu à qui on a donné les clefs juste avant son entrée dans le monde des vivants. Celui-là, sans essayer les serrures, il franchit aisément les mille portes rencontrées sur son chemin. En dépit des turpitudes réservées aux mortels, il atteindra la terre promise. Il ne doutera ni de lui ni de son avenir et saura trouver de l’aide si jamais sa boussole intérieure l’égare – c’est que le nord bouge sans prévenir ; il faut se tenir au courant des nouveautés.
Par gros temps, il attendra sans angoisse que l’horizon s’éclaircisse et qu’arrive le bateau des secours. Au pire, il grimpera sur la moindre planche de salut. Le surf est un sport de gourmand quand la mer est sucrée et que les naufragés sont toujours sauvés in extremis.
S’il tombe à la mer, il flottera, le bienheureux, au gré des alizés, léger, confiant et rassuré par la douceur de l’eau. Il se souviendra qu’il a bien vécu et acceptera son destin. Il n’aura rien à regretter. L’amour l’aura choyé. Il aura passé son temps à savourer les saisons.
Prince du réel l’espace d’une vie, ange d’équilibre, lassé à la fin par son équanimité, il reportera aux ateliers du paradis ses ailes déplumées par les intempéries du siècle. Impatient de renaître.
Je me gare au bord de la route pour te téléphoner.
Réponds, Lola, réponds !
Trois sonneries et tu es là, si lointaine. L’orage grésille et les mouches électriques parcourent l’espace plus rapidement que nos paroles. Les minutes sonnent contre l’acier de l’abîme puis ta voix s’évapore au bout de la ligne.
Tu as raccroché.
J’attends la fin de l’averse. Les couleurs vibrent. Des grappes rouges enflamment l’arbre toxique. J’ai entendu à la radio que les orages de Poitiers allaient traverser la France.
Je redémarre et je roule vite, droit devant, en direction de l’est. Deux éclairs parallèles sillonnent le ciel. La Beauce est plate. La moisson brille sur les champs de pluie. Les kilomètres s’égrènent. Il fait nuit maintenant. La lune pleine enfante un décor d’opéra. J’allume l’auto radio. Beyrouth est en ruine. Ailleurs, un car brûle sur l’autoroute. Des enfants agonisent sur les routes et sous les décombres des villes. Au même moment, dans la nuit de loup, derrière les murs des maisons mortes, des amants se désirent, nourris de paix et de fruits calibrés. Mes rancœurs chassent ton visage surgit des nuées.
J’ai sommeil. La route est droite, le ciel boueux. Nous étions décidés à donner l’exemple du bonheur : une goutte d’eau sur le brasier.
Je chasse de mes pensées l’inutile chagrin qui ne ferait que s’ajouter aux malheurs du monde. Je ferme les yeux, au risque de m’endormir.
Petit matin.
Au premier bar venu, je bois le vin de l’oubli. Sa lumière de vitrail flamboie sur ma peine. La froidure de la nuit a laissé sa fièvre sur la buée des vitres. Je porte un toast au soleil levant, aux passants dont l’ombre longue caresse les pavés lavés. Un journal est plié sur le comptoir. Je l’ignore, je connais déjà ses nouvelles, les mêmes qu’hier, agrémentées peut-être des résultats du loto qui donnent un maladif espoir à ceux qui croient que l’argent les sauvera de tout. Et qu’ils seront gagnants. Je trinque avec les buveurs de blanc sec, alcoolique, généreux et transparent. Aujourd’hui, je vais picoler. La région est riche en caves. Touché par la grâce, je livrerai mon nez à la vapeur des tonneaux Je donnerai mon cœur à l’enfant bleu, mes tripes au chien errant, ma terreur aux guerriers. Je jetterai ma vérité dans un ventre de location.
Ivre, je sors du café devenu trop bruyant et pénètre dans la cathédrale. Le regard fixé sur les fresques qui naissent de la lumière, je lève un verre imaginaire à la santé des madones. Sur les dalles usées, tachées de rubis, je chancelle et chantonne un hymne aux traîtres trahis. Mes maux sont insignes et dérisoires comme au temps où je glissais à la surface des peines, insensible. La comédie était douce et moi léger. Je connaissais ma partition sur le bout des doigts. Elle aimait mes doigts en elle, Lola. J’étais un jongleur qui saisissait au vol le rire des passants et en faisait des vocalises, un mille-pattes sensuel, masqué, un champion des volte-face. Le rideau est tombé et je fuis, rêvant à celle que j’ai cru aimer, à celle qui ne m’aime plus, ne m’a jamais aimé.
La rue fuit en lanière de pluie. Sur la place, l’eau des fontaines jaillit en traits de marbre. Une mélodie lente, belle à boire, tourne dans le vent.
Je titube et je souris aux passantes, madones qui s’ignorent. Je devine que leurs lèvres ont un goût de brume froide. Je ne sais plus où j’ai garé ma voiture. Quelle rue, quel parking ? Je vais au hasard. La carte du Tendre est obsolète. Je la redessine mentalement, au vingt millième et je crée l’amoureuse dont je rêve. Je l’attendrai à la confluence de la rivière Patience et du fleuve Anxiété, oscillation du silence sous une croix de granit bleu. Elle tracera au fur et à mesure de sa marche de nouveaux chemins pour me rejoindre. Ensemble, nous partirons à l’aventure, rafraîchissant nos âmes au secret des fontaines. Nous visiterons des pays inconnus, perchés sur les sentiers penchés, accrochés à la terre, si minuscule sur la carte céleste. Nous irons sans boussole…
Ailes d’ouragan, voiles déchirées, ma maison est un bateau en attente d’îles. Elle tient le cap dans la tempête, ourlée de gris, ourlée de blanc. Mon équipage a fui. Depuis le balcon, je guette les hirondelles, les poissons volants annonçant à tire d’aile : Terre ! Droit devant !
Sous la coque défilent les grands rocs, glissent les algues des îles, les Ys, les Atlantides, les édens, les profonds garden. Sur le perron, étrave soc, claque l’ombre du foc. Le portail gouvernail griffe le corail. Aux vitres, des avirons brisés cognent sous les risées.
Roseaux rouges, bananiers, flamboyants, incendie des îles, brûlure des elles. Des indigènes m’apportent des fruits sur des pirogues peintes.
Le ciel resplendit, soudain fendu par un éclair blanc.
Vols indistincts, corbeaux, choucas, corneilles, déchirures du sommeil. Hébété, nostalgique de ma chute nocturne, je me lève, écarte les rideaux. Il ne fait pas encore jour. Guetteur d’inutiles étoiles, agrafé à l’aubier de l’univers, je me demande ce que je fais là.
Autour de moi, le monde hurle. Je méprise les préoccupations triviales et les cris de la foule. Pur esprit, je me bouche les oreilles. Je préfère le discours des anges, si bien élevés sur leurs petits nuages. Hélas, les âmes pures sont frigides, elles refusent ma compagnie. Frileux rêveur, ma sérénité porte un cache-nez et un bonnet contre les refroidissements de l’altitude.
Le réel m’exclut. Les rets de mon cerveau m’encagent.
Quand j’ai trop froid, je rejoins l’arène jaune où luit l’image Femme. Je singe une étreinte heureuse, rêve une terre promise qui ne serait tenue que par moi. Je la baptise de mon nom et signe de mon sang au bas de l’acte de propriété. Je clame la fin de l’Histoire, la mort de la Mort. Je suis Dieu écrivant son livre. Je me bats avec les mots et veux avoir le dernier. Je m’entends dire : Que ma défaite jamais n’advienne ! Rasséréné, je contemple le paysage que j’ai dénaturé.
Ce matin, il est différent. Sur la plaine aride et vide de ciel, un arbre noir guette l’éternité. La vie est si lente…et si brutale, si violente, siffle l’acier de la hache. L’arbre s’abat et c’est moi qui tombe. C’est moi qu’une foule en haillon dépèce jusqu’à la dernière brindille avant d’allumer un feu immense sur la dune pelée.
Je crie : La mort n’a aucun droit, bande de gogos !
La flamme du désert avance et calcine la porte de mon abri. Je sors, éructant et crachant des scories sous une pluie tourbillonnante de papillons noirs. Je cours vers l’incendie bordé de silhouettes gesticulantes. La compagnie des humains est un salut quand la solitude flambe. Je rejoins la horde et chante avec des inconnus autour du feu. Ils fêtent la fin d’une guerre que j’ignorais. Un vieillard, près de moi, ne me rassure pas :
– Vous verrez, dit-il, rien n’a changé. Les vaincus brûlent leur chagrin en alambic au bord des chemins. Ils distillent leur rancœur, la liqueur des prochains vainqueurs.
Je fuis et me retourne. Personne. Exil ! Exil de moi ! Je ne tolère même pas mon ombre. Je hurle, le poing levé : Exil ! Abandon ! Oubli !
Essoufflé, je m’assieds sur une pierre. La brise marine se lève et plie la tige noire chargée d’astres aveugles. Un soleil pourpre bouscule les phares quilles, file un rai vert entre les cuisses de la nuit. La brume laiteuse s’effiloche. Le lapis-lazuli nimbe l’espace. Je reprends ma route sous les nuées traversées de vols sauvages.
Je longe la côte. Étoles d’écume, récifs assaillis par l’océan qui rafle les rocs. Les sables inlassables roulent roses sur les rives. Une clarté diffuse colore lilas la plage trouée de flaques. Un chien jaune lèche les algues. Les vents taillent la moiteur moka du soir grillé. La barre bleue ramène l’horizon, jette ses émeraudes sur la grève noire. Un remorqueur s’évapore, buée au large des graviers battus par le ressac.
La rade est vide de bateaux. Le parfum des vieux sacs, graissés par la sueur des chameaux porteurs de café, filtre par les tôles mitées d’un ancien hangar.
Étendu sur le môle encore chaud de la journée, j’essaie de distinguer les paroles d’une chanson qui vient d’un café du port.
La chanteuse beugle d’une voix éraillée par l’alcool et la cigarette :
J’ai d’l’amour à r’vendre / Brûlant sous la cendre…
Un beau matin, mon reflet ride le miroir. Des cailloux noirs crèvent la surface et propagent l’onde augure de ma vie lasse.
Tandis que les cellules de mon corps, aveugles matrices, dupliquent sans répit l’imparfaite copie, le pâle fantôme de leurs atomes, la vie reprend ses doigts, crispés dans mon cœur. Mon sang caille sous ses ongles taillés.
En ma geôle glaciale, j’espère l’aube.
Je cherche la porte, celle des promesses de mon enfance. Les rafales d’ouest mordaient sa peinture et traçaient un archipel. Récifs, atolls brodés d’écume amande. Calme tempête dessinée par l’or des lichens. Où se cache donc le passage que je franchissais, confiant, au temps où je rêvais d’un monde de plénitudes ?
Aujourd’hui, en file grise, ma tribu défile, soumise. Ses murmures glissent sur les carreaux lavés, les bétons, les métaux, les rampes lisses, la pisse en flaques.
Devant moi : la nuque rasée de l’aurore. Derrière : un pas lourd, celui des autres taulards. Pressé par mes geôliers internes je déambule dans la cour pavée. Mes orbites vides fouillent l’air, cherchent le panneau lumineux : EXIT.
Une fois évadé de mon crâne, en mal d’illusions fraîches, je serai libre, chien filant fou de caresses. Je flairerai dans mon cou le souvenir de la laisse, ignorant celle qu’on me tresse. J’oublierai la menace qui plane.
Je forcerai les grilles et rejoindrai les affamés, les anonymes, les apatrides, les massacrés. J’offrirai mes dernières forces aux hommes révoltés. Je leur parlerai. Certains mots sont des armes capables d’abattre les tyrans.
Ceux qui m’écouteront me reconnaîtront. Mes cicatrices ne mentent pas. Personne ne peut nier la parole de ceux qui ont subi des traitements spéciaux.