Il est temps de dire adieu au scorpion, pauvre arachnide qui en sait si peu sur son propre compte. Il erre quotidiennement chez moi, la queue dressée, très à l’aise, et soutient mordicus que ce n’est pas lui qui tache les coussins de son venin alors qu’il est le seul ici à posséder une glande en activité. Le soir, il s’en inocule le trop plein, s’enivre et devient insupportable.
Il souffre du mépris qu’il génère autour de lui. Sa compagne l’a quitté, lassée de sa mélancolie. Il rumine ses souvenirs d’elle et magnifie sa beauté sans retenue ni pudeur. Mais quoi de plus monotone qu’un fantasme ! Il n’est qu’un désespéré obscène traînant, avec des grincements d’arbre mort, son corps ankylosé par le manque de caresses.
Ces derniers mois, il n’a cessé de grossir. Un ennui poisseux suinte de ses pores amollis et sa peau propage une odeur musquée. Il n’accepte aucune remarque. Son orgueil n’a d’égal que son persistant pessimisme. Prévoir le pire est sa manière d’avoir raison. Il agace, à la fin !
Résolu à conforter sa sombre attitude, je décide de lui offrir un ultime dîner et verse une bonne dose de poison dans sa soupe. Il s’empiffre sans méfiance.
A la fin du repas, je repère les premiers signes de son agonie. Il claque des mandibules, plaque ses pinces sur sa poitrine oppressée en me dévisageant intensément. Il semble ne m’en vouloir en rien et je suis persuadé de lui rendre service en le libérant de la corvée de vivre.
Je scrute sa face livide. D’un geste brusque et spasmodique, il repousse son écuelle léchée. Déglutissant péniblement, il se met à trembler. Sa tête dodeline. Derrière ses pupilles dilatées, je vois crépiter des étincelles sur sa rétine veinée de rose. Grimaçant, extatique, il tente sûrement de se remémorer son bonheur ancien. Il m’affirmait, les soirs où il avait trop bu, qu’il pouvait se transporter corporellement dans le passé et livrait sans pudeur les péripéties plus ou moins inventées de sa vie détruite. Ce déballage inepte le plongeait dans une atroce dépression.
Alors que je commence à regretter mon geste, deux langues de métal en fusion jaillissent de ses yeux écarquillés, me rendant aveugle pendant de longues minutes. En revenant de mon éblouissement, je constate que l’incendie a consumé jusqu’à ses entrailles. Il reste, posée sur un coin de moquette calciné, l’armature noircie de sa carapace.
Je tiens ce vestige à votre disposition. C’est une chose légère. Par les trous béants de ses orbites, on voit flotter une petite fumée claire aussi pure que l’air avant son arrivée au monde.