La photographie

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Une rue de Montmartre balayée par un homme vert et noir au sourire blanc. Les pieds dans le caniveau, il me salue. Je n’entame pas la conversation. J’ai peur de réveiller sa nostalgie, d’apprendre ce que je devine, comment il vit, loin des siens et dans quelle misère. Je décide de marcher jusqu’à épuisement.

Je passe le pont au Change. L’orage menace. Boulevard St Michel, je croise une belle qui fuit vers le jardin du Luxembourg sous son parapluie luisant de paradis. Souvenir d’une autre. Je cherche son nom. Ce n’est pas possible de l’avoir oublié. Il a disparu dans les limbes.

C’était hier, ma vie. Hier était Paris, hier était l’amour. Qu’est devenue celle qui me tenait le bras sur le quai Malaquais, tandis que gonflaient les bourgeons de mai ? Toujours, toujours…

Je hâte le pas, je suis fatigué. Je prends le métro, soudain pressé de rentrez chez moi et de la retrouver. Ombre parmi les ombres du passé.

Sur la photographie, elle est adossée à un mur marqué, quarante ans après, par les impacts de balles de la Libération de Paris. Je la faisais poser. Elle était un peu agacée. Les appareils numériques n’étaient pas encore inventés. Tandis que je brandissais ma cellule devant son visage pour mesurer la lumière, son sourire s’éteignait. Il est revenu lorsque j’ai braqué mon objectif sur elle. Ce n’était qu’une convenance destinée à ceux qui découvriraient la photo au fond d’une malle oubliée des vivants. Une manière de me dire adieu. Je découvre, en examinant attentivement ce cliché, que son regard vogue au dessus de moi, sans me voir. Je n’avais rien compris. Je m’inventais une histoire à laquelle j’étais le seul à croire. L’adolescence pourrait excuser mon manque de réalisme mais je sais que je n’ai pas changé tant que ça. L’âge adulte ne m’a presque rien appris. Je ne m’accommode pas de la réalité.

Je range la photographie.

Par la fenêtre, j’observe la rue mouillée, luisante de néons. L’homme vert reviendra demain. Son balai à la main, il s’arrêtera un instant pour répondre à mon bonjour et me sourire.

Je continuerais ma route, le cœur un peu plus léger.

Mythomane

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Il exhibe ses mille vies. Comme si sa biographie éclairait l’humanité. Il affirme être le fils aîné d’une immigrée italienne bavarde et d’un père taiseux, rejeton putatif d’un baron français producteur de houblon.

Adolescent mélancolique, les mots le sauvent de ses peines. Il égaye de son verbe déluré la banlieue où il vit. Dommage qu’il porte la guerre en lui !

Volontaire, il est blessé grièvement sur le front de l’Amour. Décoré, bardé de croix, il rédige ses mémoires pendant sa convalescence. Il rêve à l’Autriche du 19 ème siècle, à ses plumes et à ses ors, sans bouger de son lit. Découragé, misérable, il postule un poste de brancardier dans une maison de santé. La sienne décline. Sa maigreur fait peur. Il en fait un atout et devient funambule par légèreté.

Lassé du cirque, il s’exile à Avignon, visite le palais, y rencontre le pape et sa mule, vante, face à eux, la confusion des races, le mélange des cultures. La mule est d’accord avec lui.

Il aime l’odeur aillée de la ville, sa languide intensité, ses propres attitudes magnifiques sur les remparts. Il voudrait qu’un ouragan le transporte aux quatre coins de la terre. Il coloniserait tous les esprits et vivrait un siècle en chaque homme. L’éternité ne le lasserait pas.

Il aimerait se sentir bien partout, y compris dans sa peau.