Ascenseur asocial

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La route. Droit devant. Toute tracée. La même. Toute ta vie. Sauf si un pas de côté t’en détourne…

Norbert Salviati m’a repéré très vite parmi son troupeau de colleurs d’affiches. J’étais l’ado le plus vif de la bande et je savais me battre avec ceux qui nous tombaient dessus certains soirs. Il a commencé par me confier de petites responsabilités : recruter des costauds pour son service d’ordre, lui raconter l’ambiance de ma cité, les réactions des gens. Puis il m’a demandé de l’accompagner dans ses déplacements. J’ai progressivement cumulé toutes les fonctions : garde du corps, chauffeur, inventeur d’alibis pour sa femme, organisateur de campagnes électorales, chien de compagnie, fer de lance dans les quartiers qu’on nomme difficiles, ma patrie. Un renégat.

Les années ont défilé. Salviati a été élu maire puis député. J’ai pris du galon. Les jours sans soleil je jouais le rôle de son ombre. J’avalais des couleuvres plus grosses que moi, c’était devenu ma nourriture préférée. Avoir une vue  imprenable sur ses magouilles me donnait une chtouille géante. Ça me grattait partout où il me restait encore un peu de peinture d’origine. Vivre dans le luxe est un remède contre la lucidité ; la démangeaison s’est apaisée au fil du temps.

Et puis il y a eu cette histoire, une de plus dans le genre : un môme en scooter poursuivi par la voiture de la Section Anti Délinquance qui s’éclate le crâne contre une borne en béton. Il avait quatorze ans. Les flics affirment qu’ils voulaient simplement l’obliger à porter son casque. La preuve que c’est dangereux de circuler sans casque.

Des émeutes ont éclaté. Des magasins ont brûlé. La troupe a campé plus d’un mois sur les lieux. Un soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé un type devant ma grille. Il poireautait sous une bruine glacée. Je n’ai pas reconnu tout de suite Tayeb, un copain d’enfance perdu de vue. Comment avait-il dégoté mon adresse ? J’étais sur mes gardes. Il avait l’apparence de ce que j’aurais pu devenir si le destin n’en avait pas décidé autrement : celle d’un type aux épaules voûtées, usé avant l’âge, mal rasé, lardé de mauvaise graisse, engoncé dans des fringues de sport défraîchies, le regard dévasté. Pas menaçant. La figure du soumis parfait. Sa voiture hors d’âge était garée à quelques mètres de là. J’ai cru reconnaître sa femme Minie sur le siège passager, je ne me suis pas approché pour la saluer. Tayeb voulait obtenir un rendez-vous avec Salviati. Il avait voté pour lui aux élections présidentielles et pensait que Salviati était redevable envers lui. Rien que ça ! Je lui ai répondu que j’essaierai d’arranger ça. Une larme a roulé sur sa joue. Il s’est confondu en remerciements mais je voyais bien qu’il ne croyait pas plus que moi à cette promesse. Peut-être avait-il seulement envie de lire un peu de compassion dans mes yeux. Je n’ai eu aucun mot de réconfort pour lui et sa femme, Minie la fidèle. Ils sont repartis dans la nuit avec, dans leur tête, l’image de leur  fils agonisant dans une mare de sang, près d’une borne en béton.

Je suis resté un bon moment dehors à tirer sur les câbles tendus dans mon dos en regardant les feux arrière de leur voiture se confondre avec les lumières de la ville. Quand la pluie a commencé à prendre vigueur, je me suis tourné vers mon pavillon. Il formait avec les autres une  frise sinistre punaisée sur le vide.

Au petit jour, j’ai fait ma valise, vidé mon coffre à la banque. Pas mal d’argent en liquide et des documents prouvant les trafics de Salviati. Il sera étonné de ne pas me voir à sa cérémonie d’investiture.

Et encore plus en lisant les journaux dans quelques jours.

Possession

the open door - Léon Spilliaert

 

Il vagabonde dans les ruelles aux alentours de la cathédrale et repense à elle. Il lui invente des aventures. Par exemple, ce serait le premier jour, celui qui lui enseignerait que ça n’arrive pas qu’aux autres.

Elle rentrerait à pied chez elle. En approchant du centre ville, elle aurait la désagréable impression que quelqu’un la suit. Elle presserait le pas pour semer cette présence tenace. Elle se retournerait vivement. L’éclat du soleil l’aveuglerait. La rue serait déserte.

Un point incandescent entre les épaules, elle se mettrait à courir, grimperait les marches de la cathédrale et s’y réfugierait. Arrivée derrière le transept, elle se trouverait projetée au sol sur les dalles colorées par la lumière des vitraux. Des mains puissantes la parcourraient, la fouailleraient, l’empêcheraient de crier. Elle n’aurait pas vu venir son agresseur qui prendrait possession d’elle toute entière. Une insupportable jouissance l’entraînerait dans sa spirale.

Rentrée chez elle, défaite et pourtant habitée d’une force mystérieuse, elle s’isolerait et se détacherait de son quotidien trivial, se punissant par un jeûne abusif. Au deuxième mois de mortification, elle ferait retraite au couvent. La porte de sa cellule se refermerait sur elle et un éclair aveuglant lui grillerait la rétine.

Il  serait là, devant elle.

Elle se sentirait violemment happée comme ce fameux soir dans la cathédrale où Il avait pris possession d’elle.

Patatoésie

Charlotte, Manon, Rosabelle ou Désirée

rustiques et tuberculeuses solanacées

vos vieux cœurs ridés assoiffés de tendresse

en épousant la terre à la vie font promesse

 

Jamais demain ne luirait sans cette hardiesse

brandie bien haut par un germe à la redresse

contre les noirs doryphores de la vieillesse