SOUPE

10

Cette année-là, elle est vivante. Il a dix-huit ans et elle guère plus.

Elle rentre chez elle le midi. Il l’attend en bas de son immeuble. Elle lui demande s’il a faim. Pas du tout. Ça tombe bien, le frigo est vide. Elle sort une soupe en boîte d’un placard, tire sur la languette du couvercle et plonge une grosse cuillère dans la gélatine de tomate. Elle est belle. Il la regarde avaler sa mixture extra terrestre. Elle lui sourit avec un regard un peu en dessous, ente deux bouchées tandis qu’il convoite ses seins nus sous son pull léger et qu’il caresse sa nuque brune. Il sent sous ses doigts une mince chaînette où, il le sait, est pendue une croix d’or. Le soleil joue sur le lit défait qu’il aperçoit par la porte de sa chambre entrouverte. Elle pèle une orange qui se dessèche sur la table de la cuisine. Il n’en veut pas la moitié. Il la veut elle. Il écarte le quartier d’orange de ses lèvres et goûte l’acidité de la tomate industrielle sur sa langue. Elle regarde la pendule. Il faut partir. Ils marchent en silence et elle franchit le portail de l’entreprise qui l’a embauchée pour un boulot d’été. Elle se retourne une fois et disparaît. Il reste un moment devant la cour vide, le temps que son désir encombrant perde de sa rigidité.

Une autre fois, il la guette au coin d’une rue et fait mine de la rencontrer par hasard. Elle est encore plus belle que dans son souvenir. Elle lui parle comme s’ils s’étaient quittés la veille. Soudain, elle lui annonce qu’elle est malade. Il a du mal à la croire tant son corps exulte. Il lui prend la main et cherche au fond de ses yeux je ne sais quoi de rassurant. Elle lui dit qu’elle a peur et il ne trouve aucun mot de réconfort. Il ne monte pas chez elle en prétextant le manque de temps.

C’est à elle qu’il manquait.

RETOUR

Qu’est-ce qu’on attend pour absorber la faute et investir ailleurs si notre vie est un mauvais placement ?

Après ton départ, mes racines s’atrophiaient, privées de terre et d’eau. Nous avions connu des jours meilleurs. Nos baisers fous rendaient jaloux les pièges à loups. Buveurs de salive, saoulés du sang de nos langues, nous rendions l’âme, cœur exsangue. Tu avais bâti mon dos, mes épaules, tissé le réseau de mes veines, tendu ma peau sur mes os. Je ne t’ai rien laissé. Tu ne m’as pas suivi.

J’étais le voleur de ma propre vie.

Nous n’étions plus au monde, si petit, si méchant. Un polaroïd pris à l’époque, retrouvé au fond d’un tiroir, montre, indécente, notre faible épaisseur.

Pâtures de la mort, gouffres au goût de cumin, les tiroirs sont assassins.

Nous sommes jeunes sur la photo, pas très nets et tristes. Aurait fallu bidouiller l’image, la nacrer, l’oranger, la dorer, la verdir là où apparaissent des morceaux de nature. C’est ce que j’ai fait à treize heures zéro neuf exactement, cet après-midi, avec des feutres de couleur.

Cela n’a pas suffit. J’ai déchiré la photo.

Pris de remords, je me suis demandé si j’avais eu raison de foutre à la poubelle notre figure de polaroïd. Ça m’a donné envie de te revoir.

Qu’arrivera-t-il à celui qui revient ?

Presque rien : au détour d’une rue, le parfum L’air du temps ; dans un bar, un verre d’alcool vert importé des caves de nos mémoires, des mots durs et justes.

Qu’arrivera-t-il à ceux qui se retrouveront ?

Tout : lagune, dune, sable azur, humus, douce plume, dure mousse, sillon fauve, nacre perlée, cuisses ouvertes, dorades grises, rades scintillantes.

Deux âmes à la mer !

Tu seras là, près de moi. La mystérieuse légende nous tendra ses bras de paix. Nous réapprendrons à sourire.

Peu importe le temps perdu, nous serons arrivés au seul endroit de la vie.

Le lieu du retour.

Légende

12

Dis, Grand Imaginaire, toi qui n’es jamais fatigué, efface donc l’ombre noire du monde si tu le peux !

Ravive la voix des reines perdues. Celles que j’ai aimées et celles que j’ai trahies. Reconstruis, pendant que tu y es, les cathédrales de la forêt en péril. Redonne vie à cet amas d’arbres calcinés par les guerres. Insuffle à la nature blessée verdeur et vaillance. Toi qui n’es pas avare de mots, enseigne la parole aux pierres comme en ce temps où les hommes faisaient jaillir l’étincelle des silex pour embraser leurs nuits et éloigner les fauves.

Ne te contente pas de consoler mon âme par des légendes d’amour qui endorment ma vigilance inquiète.

La pierre sur le chemin

PHOTO 3

Tu arpentes mon sommeil, Giovanna, grand-mère, mère de ma mère, aux yeux clairs comme elle. Tu me souris par delà le temps puis tu détales dans l’aube glaciale d’une vallée du Piémont. J’entends ton galop de petite fille sur le pont de bois. Ta robe usée flotte sur tes jambes nues ; tu serres une poignée de châtaignes chaudes contre ton cœur. La cicatrice du chemin sinue entre les arbres où s’effilochent des lambeaux de brume. Des ombres flottent sur la vapeur. Tu marches plus vite. Tes souliers à semelle de bois butent sur les cailloux. Chaque matin tu en ramasses un et tu le jettes dans le torrent qui dévale la montagne. Tu voudrais caracoler sur son courant onduleux. Sa furie et son grondement de rocaille te fascinent. Emportée par le flot, tu rejoindrais vite l’avenir dont tu rêves, les musiques, les sourires, les fêtes.

Tu imagines ton mariage, ta robe seringa, les flonflons du bal, les demoiselles d’honneur aux bras chargés de fleurs. Tu entrevois ta vie promise, les demains d’abondance, les printemps de semailles, les étés de foin, le silence de midi à l’ombre d’une haie, les nuits d’amour partagé.

Tu ne pressens pas le train de l’exil, la servitude, ta maison envahie de montagne, ta langue qui perdra ses mots, ton fauteuil à l’extrémité du siècle et ces quatre murs où ton regard suivra les arabesques du papier peint, chez ta fille, au fin fond de la banlieue parisienne.  Non, sur le chemin de ton enfance, tu vois ta vie s’arrondir comme le soleil rouge qui monte derrière le vitrail givré des branches. Tu oublies le froid, petite fille grand-mère, et le flot noir du torrent. Tu ne veux pas qu’il t’engloutisse.

La cloche de l’école où tu ne vas déjà plus tinte en bas de la vallée. Tu reprends ta cavalcade sans avoir eu le temps de manger. Au fond du sac de toile pendu à ton épaule, un oignon, un morceau de pain, ton repas de midi. Tu rejoins la filature et le cercle vibrant des machines. Tu as dix ans.

Demain, dans mes songes, une nouvelle pierre t’attend sur le chemin.

(Extrait du roman « La vie, au contraire »)