TOURTEAU

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Je ne vais pas te déranger, crabe dormeur. Réfugié sous une roche, à la lisière de l’air et de l’eau, tu mérites ton repos de la fatigue des océans. On peut bien te traiter de paresseux, tourteau placide, mais tu couvres tes cent cinquante kilomètres par semaine au fond de la mer, de cette démarche un peu de guingois qui vaut aux ivrognes de mon village l’éternel conseil : bois un coup de gnôle, tu marcheras droit.

Tu serais difficile à extirper de ton trou. Tu brandirais tes pinces en mouvements brusques et désordonnés. Sorti de là et retourné sur ma paume, tu replierais tes pattes sous ta carapace d’un beige irisé et tu ne bougerais plus, exposant l’architecture complexe des dessous de ta cuirasse, d’aspect si simple et si bonasse quand je la contemple de toute ma hauteur alors que tu fuis vers ton abri marin.

Crabe dormeur, prince des mers, discret va nu pinces. Te surnomme-t-on poupard parce que bébé, déjà, tu dormais toute la journée ? Ou bien clos poings parce que tu brandis tes pinces quand la colère te prend ?

Je te préfère crabe lune, poète noctambule rêvant à de belles inconnues arthropodes t’offrant une étreinte molle à la fin de leur mue. Certaines garderont deux ans ta semence en stock pour féconder leurs œufs. Pas étonnant que tu sois infidèle. En voyant les bulles qui montent de tes mandibules de charognard, je veux croire que tu songes à elles avec émotion.

Rassure-toi, crabe dormeur, je hasarde juste un doigt furtif sur ton dos couleur chamois, sur ta carapace qui est ton squelette. À force de bonne chère, ami nécrophage, tu grossiras et ton organisme sera à l’étroit. Tu devras déclencher, par une action hormonale, la constitution d’une nouvelle cuticule, souple et moulée sous la précédente. Après avoir abondamment gonflé d’eau tes tissus, tes mouvements de contorsionniste te libèreront de ta rigide enveloppe externe. Bravo, l’artiste !

Je t’imagine, crabe coureur, rejoignant les coulisses à la fin de ton périlleux numéro. Protégé par le sable, tu attendras que ton armure neuve durcisse. Tu échapperas ainsi aux prédateurs affamés de ta chair nacrée.

Au cœur de cette chaude nuit d’août, je dresse l’oreille à marée basse et je t’entends grignoter, mélancolique solitaire, la dépouille explosée de ton exuvie.