Malaise

GRUES SAUVAGES

 

La pluie a cessé.

Au fil de la départementale, le miel des foins coupés et la senteur chauffée des troènes invitent à la sieste. Il ne sait  pas s’arrêter.

Il conduit machinalement. Le 502ème kilomètre meurt sur le cadran. Les premières banlieues d’Ile de France lui gâchent le plaisir de rouler. Le béton colmate le paysage. Il se perd parmi le lacis des routes et des échangeurs. La cité s’alanguit sous les rayons roses du couchant, grouillante, percée de meurtrières, hachée de passerelles, lacérée par le bistouri des voies express. Elle fuit en perspectives vertigineuses : jetées de béton, rails de néon, surplombs, tunnels carrelés. Tout va très vite. Feux clignotants, policiers en ribambelles, gyrophares, ambulances bousculant le trafic, sirènes hurlantes, hypermarchés, paquebots métal et verre, jumbo-jets sillonnant l’espace mauve, à l’est entre les méga tours.

Éblouissement.

Les panneaux publicitaires forment un corridor hérissé de couleurs. Les chaussées divisées se superposent, se multiplient. Les perspectives se chevauchent. Le vertige écarte ses parois verticales.

Respirer, respirer…

Un arc électrique pulse sous ses paupières, il accomplit des gestes automatiques. Le zigzag de magnésium vibrionne sur le côté de son œil gauche, obscurcit peu à peu son champ de vision. Il est aveugle. La migraine grimpe l’échelle de sa colonne vertébrale. Le moteur émet un ronronnement cotonneux. Il cale. Le front sur le volant, il essaie de se calmer.

Peu à peu, l’orage fuit au fond de son œil. Il retrouve la vue, examine sa figure dans le rétroviseur. Il a le teint brouillé. Sale comme les façades qui le dominent, gris comme les passants qui l’observent depuis le trottoir.

Klaxons.

Il redémarre, la nuque raide, le nerf optique vrillé et se répète son nom. Tout son être s’accroche à la parcelle de réalité qu’il crée ainsi.

Sa voix lui redevient familière : Calme-toi !  Ce n’est que la vie telle qu’elle va. Pas de quoi paniquer…

Passage de la révolte

PRISON CENTRALE

Rouages rouillés du  corps.

En sa geôle glaciale, il espère l’aube.

Un beau matin, son reflet ride le miroir. Des cailloux noirs crèvent la surface et propagent l’onde augure de sa vie lasse.

Tandis que les cellules de son corps, aveugles matrices, dupliquent sans répit l’imparfaite copie, le pâle fantôme de leurs atomes, la vie reprend ses doigts, crispés dans son cœur. Son sang caille sous ses ongles taillés.

Il cherche la porte, celle des promesses de son enfance. Les rafales d’ouest mordaient sa peinture et traçaient un archipel sur le vieux bois. Récifs, atolls brodés d’écume amande. Calme tempête dessinée par l’or des lichens. Où se cache donc le passage qu’il franchissait, confiant, au temps où il rêvait d’un monde de plénitudes ?

Aujourd’hui, en file grise, sa tribu défile, soumise. Ses murmures glissent sur les carreaux lavés, les bétons, les métaux, les rampes lisses, la pisse en flaques. Devant lui : la nuque rasée de l’aurore. Derrière : un pas lourd, celui des autres taulards.

Pressé par ses geôliers internes, il déambule dans la cour pavée. Ses orbites vides fouillent l’air, cherchent le panneau lumineux : EXIT.

Il force les grilles et rejoint les affamés, les anonymes, les apatrides, les massacrés.

Une fois évadé de son crâne, en mal d’illusions fraîches, il est libre, chien filant fou de caresses. Il flaire dans son cou le souvenir de la laisse, ignorant celle qu’on lui tresse. Il oublie la menace qui plane.

Il offre ses dernières forces aux hommes révoltés. Il leur parle. Certains mots sont des armes capables d’abattre les tyrans. Ses cicatrices ne mentent pas. Personne ne peut nier la parole de ceux qui ont subi des traitements spéciaux.

La vérité jaillit de lui, incandescente.