La solitude du coureur de mots est un vilain défaut.
Voyez-le assis à sa table, fasciné par le blanc d’une page vierge.
La plume de son stylo tremble dans sa main échouée sur l’air. Si ses lecteurs pouvaient le voir, les uns riraient, d’autres seraient émus de tant de beauté sans emploi.
Quelques mots échappés de son entaille viennent le narguer.
Il songe que sa vie ne fut qu’écriture et qu’elle ne serait qu’une fiction s’il n’avait noté dans son journal, le moindre de ses sentiments, ses exercices de séduction devant des miroirs amnésiques, ses plus minimes tergiversations sur la plaque sensible. Fluctuations de limaille, affolements d’aimants, tout serait maintenant effacé, oublié, transformé, et son histoire jamais construite. Il subirait la mémoire enfouie de sa propre vie et s’égarerait dans la géographie mouvante des paysages parcourus, des visages aimés, saturés de lumière, de désir.
Ce matin, il lutte contre la vibration noire, impuissant à faire rejaillir l’éblouissement d’enfance, l’intense étincelle.
Il regarde l’image punaisée au mur : la reproduction d’une enluminure du moyen âge. Elle représente le chevalier Lantold apportant une missive à sa dame. Comment se fait-il qu’il ne l’ait pas confiée à un messager ? Il en dressait à foison, prêts à courir aux quatre coins du royaume. Si vite que leur cœur explosait parfois. Bizarre courrier que celui qu’il faut porter soi-même !
C’était sans doute une pensée d’amour. Une part de son âme capturée par sa plume, que sa parole aurait trahie. Des mots notés patiemment à la lueur fuligineuse d’une chandelle de suif dans l’inconfort de l’ost, au soir de la bataille, quand le sein de sa belle lui manquait tant.
Arrivé en son domaine de paix où sa dame l’attendait sous la plus haute tour, pimpante comme une oriflamme de soie sur le gazon de la plaine, il lui tend sa lettre du haut de son destrier, lui prouvant ainsi la permanence de son amour, fort hier, doux aujourd’hui, après la fatigue du voyage. Elle semble comprendre, en remarquant l’écume aux lèvres du cheval, que les mots ont une réalité physique…
Le coureur de mots est bien d’accord. Il pense que les mots sont des flèches qui peuvent tuer à distance, des charbons ardents à la surface éteinte, au cœur incandescent, qui incendient les âmes longtemps après leur brûlure première. Aussi se cache-t-il au cœur de leur armée. L’écriture est, pour lui, un refuge, une protection contre les péripéties humaines qui s’impriment en traces sanglantes sur la terre. Il revendique son apparente indifférence et se reproche seulement son manque d’agilité à capter ses pensées versatiles. Il aurait besoin de s’oublier un peu, de se détendre. Son organisme asphyxié manque d’exercices amoureux. Futilités ! La tentation est vite balayée. Mieux vaut rêver sans bouger quand l’hiver gèle le cœur des belles. D’ailleurs, il n’en connaît aucune qui mériterait son essoufflement. Il laisse donc la vie gesticuler sans lui et ne jouit que de celles qu’il transmue en romans, en poèmes, en ritournelles…
A cinq ans, il écrivait déjà. Chemins d’encre, griffes des landes, traces lentes, mémoire de l’acier des plumes. Ses souvenirs perclus l’assaillent parce qu’il a posé son stylo et qu’il est libre un instant de ne penser qu’à sa vie.
Entre les fleurs désuètes du papier peint, le sourire de sa grand-mère le guette. La vieille femme ose un dernier tour du monde, le tour de son lit, avant l’adieu essoufflé. Il ne la reverra plus. Trop occupé par sa graphomanie.
Regret d’adieux doux, courants d’air des gares, étreintes éteintes. L’amour floué exhale hors d’haleine son halo noir au-dessus de la ville et embrume son esprit déjà troublé.
Il se revoit, les soirs blêmes, noyant ses désirs dans le gin, laissant aux matins gris le soin de séparer l’ivresse du bon grain.
Comment vivent les autres ? Il est si différent d’eux. Quand il y réfléchit, même son ombre est d’une espèce particulière. Endormie d’un sommeil de chien, les griffes plantées au bord de l’univers, elle troue l’horizon. Aucune aurore ne révèle son sourire, jamais une herbe ne boit ses larmes. Elle est ce qu’il possède le moins. Sans soleil elle doute de lui. Et lui d’elle. Heureusement, il sort rarement en plein jour.
Ce soir, trop d’images viennent à lui, sournoises et mordantes. Elles ne se laissent pas capturer par ses pièges de papier. Il sent, dans son cou, l’haleine de leurs mufles chauds.
Il a peur, se lève brusquement, renverse l’encrier.
Encre, âcre sang.
Signes rapides, insectes sous la lampe d’été. Des myriades de mouches parcourent sa rétine. Un éclair zèbre l’obscurité de son cerveau.
Il tombe, inconscient, son stylo toujours à la main.
Gerbe noire.
Sa plume tordue est un bec d’oiseau mort.
Étendu sur le parquet de sa hutte de mots, il dort, ivre de lui, et respire en son sommeil la poussière d’innocence au goût de lait.
L’innocence d’avant le Verbe.