ANIMAUX

incendie cheval

Il appelle en pleine nuit sa mère qui tarde à venir, n’ose pas bouger et voit, dans la lueur de la veilleuse, une savane incendiée où fuient des animaux.

Il finit par s’endormir et s’éveille adulte, le regard perdu dans le désert blanc du plafond. Sa mère a disparu depuis des années. La savane a fini par s’éteindre et les bêtes affolées ne viennent plus se réfugier dans ses rêves. Il a pourtant appris à les aimer et à ne pas les craindre.

Girafe aux pattes d’herbe, muette au long cou, guépard royal du Miombo, oryx et gnous, gazelles aux yeux d’énigme, où êtes-vous ? Et vous mouettes au long cours, quelle tempête vous exila loin de moi ? Avez-vous vu, du haut du ciel, l’ours tranquille voleur de miel qui me protégeait des hivers ? Avez-vous survolé les deux grands bœufs blancs marqués de roux qui rentraient à l’étable de cette chanson oubliée ?

Te souviens-tu, chenille de soie, du cocon qui nous abritait au cœur du mûrier ? Quelqu’un dévida notre écheveau pour tisser une robe de noce. Je revois la mariée assise sur une carriole tirée par un cheval blanc, tous derrière et lui devant. Sa traîne flottait au dessus des colzas en fleurs. Je mâchonnais des trèfles en traversant les champs et je m’endormais à l’ombre d’un pommier, bercé par le bêlement des agneaux de lait, mes frères de laine, petits nuages des prairies agrippés aux tétines d’étoiles de la voie lactée.

Douceur des soirs d’été où je rentrais à la maison, guidé par le fanal du perron qui satellisait des myriades d’insectes lumineux. Eh, les éphémères, quelle seconde parfumée nous parut un siècle et nous grilla sur la lampe ?

J’ai survécu à ces désastres, à ces beautés, mais le sable de l’arène est sombre à la fin de la journée. Toi, le taureau noir, notre sang comète quelle banderille d’acier le fit jaillir et rouler mercure sur la poussière ? Rappelle-toi nos coups de cornes contre les vantaux.

Vers quelle ellipse glissons-nous ?

Ils meurent tous les animaux, ceux des rêves et ceux de la réalité que nous assassinons salement.

Il repense à cette vieille photographie, un matin de Noël. Il avait le regard clair, un large chapeau de feutre et il brandissait deux colts en plastique. L’odeur de la panoplie neuve hante encore ses narines.

Cow-boy de mes nuits d’enfance, fais sortir du corral mes chevaux tristes. Et ne chasse pas les moineaux rieurs qui picorent leur crottin.

La musique du tueur

tueur

Peu, au vrai, ont l’oreille assez fine pour percevoir la musique du tueur. Je l’ai connu en un temps où, comme lui, vêtu d’un uniforme, je portais une arme. Il vous enveloppait d’un bon regard et vous berçait de ses phrases rassurantes qui chantaient la mort du langage tant elles étaient banales et dépourvues d’imagination. Il était une présence floue, un individu ordinaire qui semblait privé de sa parole vraie. Quelqu’un qu’on ne peut résumer à l’intrigue de sa vie. Ne l’imaginez pas médiocre et insensible. C’est un être humain, il aime, il pleure. Oui, oui, croyez-moi, c’est notre alter ego. Comme lui, nous savons oublier nos meurtres et nos larmes. Le plus souvent, nous tuons par négligence ou par délégation. Lui, il se salit les mains. Il est notre mercenaire, nous le payons de nos deniers.

Il tue froidement et disparaît. On l’aperçoit du coin de l’œil et il est déjà loin. Un soir il quitte l’Afghanistan, le lendemain il s’engage en Afrique. Un peu partout sur la terre, il patrouille, la haine serrée dans son poing. C’est un vieux gamin qui a poussé tristement, baraqué et ombrageux. Trop fort pour qu’on l’attaque, trop solitaire pour qu’on l’aime. Si par hasard quelqu’un cherche à l’approcher, sycophante fasciné par son secret, il le pousse d’une bourrade hors de son chagrin.

Il affecte une détestation orgueilleuse des hommes. Il a la passion des plaies, la mortification hautaine. Euphorique de noirceur et d’éducation religieuse, il se signe après chaque meurtre.

Il veut continuer à vivre sans remords et tuer encore. S’il joue du violon ce n’est pas pour vous charmer, c’est pour se guérir de son chant intérieur et se préparer au pire. Il sait qu’il finira pendu à un croc, leurre cloué au ciel pour les anges de passage.

Il dit : Le crime est un langage plus pur que la musique.

La mort désespère de lui, de sa chevelure drue et noire, de son énergie. Il n’a pas d’âge et pense que sa santé est un dû de la nature. Ses rares amis ont disparu, quelques-uns ont voulu le tuer, l’oublier, le nier. Il n’est pas rancunier. Il est un animal fou, obstiné, lucide.

Il ne croit ni aux discours ni aux écrits. Il a peu lu : trois ou quatre versets de la bible, des bandes dessinées. Aucun roman ne remplacera sa mémoire.

Trente ans en arrière, il courait les rues de Beyrouth, poursuivi par le tir d’un sniper. Je l’observais depuis un rempart de sacs de sable. Il pleuvait ce jour là. La balle l’a manqué et a frappé l’enfant qui rêvait à sa fenêtre. Il a attendu sur le trottoir la deuxième balle qui n’est jamais venue. Il s’est remis à marcher et il est passé sous la vitre du rêve, trouée, éclaboussée de sang. Au loin, des détonations sèches rythmaient les tirs de mortier. Il a enjambé des cadavres en pleurant.

Je suis certain qu’il regrette cette eau nocturne, qu’en y repensant, il a envie de tuer. N’importe qui. Le premier venu.

Il se souvient de moi. La semaine dernière, il m’a envoyé une carte postale. Je sais qu’il rôde en Syrie, son étui à violon sanglé à l’épaule.

Il est le virtuose du désespoir.

HIVER

TELEMAN

Il habitait une ville d’opérette au kiosque déserté par les orphéons, une cité fière de ses pâtissiers honorés par les guides gastronomiques, de ses noces en dentelles de chantilly sur le parvis de la basilique et tenant sa vraie misère confinée hors des remparts.

Ce qui le rendait triste, c’était d’être proscrit de son être poétique, éloigné de lui même. L’elfe en lui mourait souvent d’une indigestion de saucisses.

Il n’avait pas dormi de la nuit, torturé par mille souvenirs encombrants et retors, s’était levé plusieurs fois pour boire un verre d’eau ou pisser, alternativement. Il avait fini par avaler un comprimé rose avant de se poster à la fenêtre de la cuisine. Une comète givrée insola le ciel vide, un court instant. Ce n’est pas elle qui mettrait le feu au monde… Il but plusieurs verres de gin pour noyer sa logique et regagna son lit.

Le sommeil le prit un peu avant l’aube. Il dormit d’un sommeil troué d’images furieuses et se dressa d’un bond à la première sonnerie du réveil, une heure plus tard. Pris d’un léger vertige,il tituba jusqu’à la salle de bain, migraineux, vulnérable. Il se doucha, se rasa, s’habilla machinalement et la fatigue le plomba d’un coup. Il déjeuna en pensant à la journée qui l’attendait. Une lueur grise filtrait par les rideaux de la baie vitrée. Il frissonna en enfilant son manteau d’hiver et s’affala dans son vieux fauteuil au cuir râpé, face à la télé restée allumée toute la nuit.

Ce matin là, il n’eut pas envie de sortir de chez lui. Peur d’être heurté par un autobus, incapable d’avoir à supporter le sourire mendiant d’un malheureux recroquevillé sur une grille de métro ou le parfum d’une fille trop belle qui le croiserait, indifférente.

A la nuit tombante, il était toujours engoncé dans son fauteuil, le regard vide, devant l’écran vibrionnant.

RADIATION

FUKUSHIMA HÔTEL - 2

Un soleil de magnesium grille l’espace.

Après le souffle ardent, des silhouettes noires marquent le sol irradié.

Il est le seul survivant.

Il appelle. Sa voix s’étiole, sa démarche est chancelante. Les protons le criblent. Les rayons carbonisent sa chair. Sa peau diffuse des particules de suie.

Son ombre s’alourdit au fil de la journée. Elle devient dense, épaisse, grumeleuse, pénible à tirer. Sa surface pelliculeuse desquame quand la pluie bleu cobalt crépite sur le sol cramé.

Il s’empêtre dans cette traîne et piétine sa flaque grasse, s’en met plein les chaussures, laissant la trace brillante de ses pas sur les trottoirs de la ville schématique.

Paix

APRES L'INCENDIE

Ce soir, le mistral sculpte des toupies bleues dans le ciel carmin. Elle revient, la jeune fille dont j’ai souvent rêvé, par une vallée nue, à la presque nuit.

Elle gravit la colline venteuse, s’approche d’un mas abandonné, pousse la porte de bois déglinguée et se blesse aux ronces qui envahissent le seuil. Elle se faufile par l’étroit passage et s’aventure dans la pénombre. Un fagot l’attend près de la cheminée. Elle allume un feu et voit, à travers les flammes, renaître des silhouettes disparues.

Dehors, deux chevaux dorment debout sur la prairie nocturne. La brise légère emmêle leurs crinières et des ramiers dans le feuillage d’un tilleul croient au grand jour sous la lune pleine. Cachés par les feuilles bleues de l’arbre, ils s’ébattent, éveillent des révoltes de plumes. La jeune fille étale son duvet devant l’âtre, s’y glisse et s’endort.

A l’aube, elle sort de son sac à dos des biscuits qu’elle grignote en musardant dans la maison. Elle fouille le tiroir d’un buffet branlant. Il est empli d’objets hétéroclites. Toute une vie est là, plusieurs sans doute. Le passé y sommeille, ranci de bois ciré : pantin aux couleurs défraîchies, cartes de Noël rehaussées de paillettes ternies, un vieil exemplaire de la Divine comédie aux pages scotchées. Sur des photographies sépias : les sourires d’enfants fanés, l’ombre accroupie d’un peuple soumis aux caprices des puissants, des rues désertées.

Elle referme le tiroir, ajuste son sac à ses épaules et sort. L’aube repousse les ombres à l’horizon, de l’autre côté des collines. Avant de partir, elle boit un peu d’eau de source à un tuyau scellé dans les pierres d’une restanque. Elle descend le sentier, longe un mur, vestige d’une bergerie, le frôle de sa main, caresse sa rugosité. Mur de pierres sèches, nougat de sable, rocaille harassée d’orties, de grimpants, citadelle des reptiles. Des insectes funambules le hantent. Ci-gît la montagne concassée, mise en ordre, empilée. Sous ses yeux, les pierres retournent à leur origine, en silence, imperceptiblement.

Les canonnades du siècle dernier résonnent au fond de la vallée. On s’est massacré sur ce sol. La jeune fille piétine des ossements. Des grains d’homme roulent sous ses pas. Une vraie archéologie.

A midi, elle se repose près d’un amandier en fleur qui se moque de ses racines prises dans l’hiver. Avant-garde du printemps, il déploie son rire blanc. Chef d’une troupe de cinq mille arbres, pas un de moins, au détour du vallon, il fait la nique aux neiges des cimes, très loin.

Elle sourit à cette promesse de paix…

(Extrait du roman : « Un millimètre à l’écart du monde » – J. Hamm)